Ce 24 janvier 2022, entre deux audiences, Gibril Massaquoi accepte de nous parler, en présence de son avocat, dans une petite salle du tribunal de Tempere, au sud de la Finlande. C’est le dernier jour de son procès. L’ancien rebelle sierra léonais du Front révolutionnaire uni (RUF) a été arrêté en mars 2020 dans ce pays d’accueil, où il avait obtenu un permis de résidence en récompense de ses bons et loyaux services pour le Tribunal spécial pour la Sierra Leone. De 2002 à 2008, Massaquoi a en effet servi d’informateur clé pour le bureau du procureur de ce tribunal de l’Onu, chargé de juger les plus hauts responsables des crimes commis pendant la guerre civile sierra léonaise qui a duré dix ans, de 1991 et 2001. En offrant un témoignage à charge, en aidant à l’arrestation de certains de ses anciens compagnons d’armes et en recrutant d’autres repentis au sein du RUF, Massaquoi a sans doute échappé aux poursuites dont il aurait pu faire l’objet devant ce tribunal. En échange de ses services, il a été relocalisé et a obtenu l’exil en Finlande, avec sa famille.
Depuis son arrestation à Tempere, Massaquoi a été maintenu en détention provisoire. Il décrit un régime carcéral particulièrement strict : seul dans sa cellule 23 heures sur 24, sans accès à Internet. Pendant longtemps, ses visites ont été surveillées par la police, puis elles ont été interrompues à cause de la pandémie de Covid-19. Pourtant, ni lui ni son avocat n’ont jamais demandé sa remise en liberté avant le jugement. La défense n’a voulu courir aucun risque d’être soupçonnée de contacts ou de menaces contre des témoins dans l’affaire. Massaquoi s’est apparemment plié à ce régime avec l’endurance de celui qui en a vu d’autres. Il ne se plaint que de la détérioration de sa vue à l’épreuve de la vie en cellule.
« Je n’avais aucun souci à me faire »
A la fin de la guerre en Sierra Leone, Massaquoi avait été incarcéré pendant une année et demie à Freetown, dans la prison de Pademba Road, fameuse pour ses conditions déplorables. « On ne peut pas comparer ici et une prison en Sierra Leone », souligne-t-il. Il raconte avoir très bien dormi la nuit de son arrestation. La police lui avait indiqué qu’il était poursuivi pour des crimes commis au Liberia, pays frontalier de la Sierra Leone et cela avait suffi à le rassurer. « Les policiers m’ont dit être surpris. Avec le genre d’accusation portées contre moi, ils pensaient que j’allais pleurer dans ma cellule, ou rester assis dans ma solitude, à méditer. Je suis allé me coucher sans peine, en leur disant que j’étais innocent et que je n’avais aucun souci à me faire. » Son sort est entre les mains des magistrats. « Ce n’est pas moi qui choisis. Je suis un prisonnier. Je suivrai leur décision, quelle qu’elle soit », dit-il.
Trois semaines après cet entretien, Massaquoi, accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre qu’il aurait perpétrés au Liberia entre 1999 et 2003, peut peut-être commencer à imaginer qu’il n’a pas eu tort d’avoir confiance. Ce mercredi 16 février, les juges finlandais en charge de le juger ont décidé de le remettre en liberté. Une heure plus tard, il est sorti de prison. Dans leur ordonnance, les juges ne donnent aucune indication sur le sens de cette remise en liberté, quelques semaines seulement avant de prononcer leur verdict (attendu au plus tard le 29 avril). Mais les spéculations ont jailli à sa publication, et plusieurs observateurs du procès y lisent le signe d’un acquittement probable.
Le signe d’un acquittement prochain ?
« Ce n’est pas complètement inhabituel » de voir un accusé être libéré à un tel stade de la procédure, explique prudemment Kimmo Nuotio, professeur de droit pénal à l’université d’Helsinki. « La phrase cruciale [de l’ordonnance des juges] est qu’il ne serait pas raisonnable de la maintenir en prison. Dans un procès ordinaire de meurtre ou de crimes graves, la chambre de première instance prolongerait la détention si elle avait décidé de condamner. Si [Massaquoi] était condamné, sa peine serait très supérieure à deux ans. Ce ne serait pas un problème de prolonger la détention. C’est un peu de la spéculation, car [dans cette décision], la cour ne traite pas du fonds de l’affaire, mais mon analyse personnelle est qu’il existe une petite indication qu’il ne sera pas condamné. »
Le lendemain de sa libération, Massaquoi a rendu visite à son équipe de défense, au cabinet de son avocat, Kaarle Gummerus. Massaquoi ne veut faire aucun commentaire. Et son avocat reste logiquement très prudent. « Nous avons demandé que si la Cour trouvait inéquitable de le maintenir en prison, elle devrait le remettre en liberté » avant le verdict, rappelle-t-il, sans que cette demande ne soit une requête formelle de mise en liberté. « Dans cette situation, la Cour a conclu que c’était inéquitable. Parfois cela veut dire non coupable, parfois non. Ce dossier est étrange de toute façon. Mais, bien sûr, c’est bon pour nous », répond Me Gummerus, manifestement de bonne humeur.
La défense de Massaquoi n’a jamais flirté avec l’idée d’une « défense de rupture », stratégie où l’on conteste le système qui vous juge. « Je suis résident permanent en Finlande et même si je ne comprends pas la loi, ils ont le droit de me juger si quelqu’un dit que j’ai tué des gens dans un autre pays. Tous les pays européens peuvent faire cela – ce n’est pas seulement la Finlande », pose Massaquoi lors de notre entretien. « J’ai foi dans le système judiciaire finlandais. Je pense qu’ils étudieront la preuve et qu’ils verront. Je ne doute que d’une personne et de son équipe et il s’agit de Thomas Elfgren et ses hommes. Je ne leur fais pas confiance. »
Le rôle de Thomas Elfgren
Thomas Elfgren est l’officier de police qui a conduit l’enquête dans ce dossier. Bien au-delà, il a été la cheville ouvrière et l’homme-orchestre du procès dans sa logistique comme dans les négociations avec les autorités, les relations avec les médias ainsi que dans les coulisses des audiences. Son rôle et son influence dans le processus sont probablement impensables dans d’autres systèmes judiciaires ou d’autres circonstances que cette affaire en Finlande. Aux yeux de Massaquoi, lui et son équipe sont les principaux responsables de son mauvais sort et de l’inéquité qu’il dénonce à son égard. Lorsqu’on lui demande quels sont les trois moments du procès dont il se souviendra, le premier qui lui vient immédiatement à l’esprit est : « Thomas Elfgren se ruant vers moi après que j’ai congédié mon avocat, pour me demander pourquoi je m’étais débarrassé de l’avocat qu’il m’avait donné. Il a dépassé les limites. Il n’a aucun droit de questionner le fait que j’ai remplacé l’avocat qu’ils m’avaient assigné. » Son second souvenir découle du premier. « Il a tout fait pour gagner l’affaire. Il va prendre sa retraite cette année ou l’année prochaine, il voulait donc partir à la retraite avec une médaille d’or », assène l’accusé.
Il faut du temps à Massaquoi pour trouver le troisième souvenir qu’il retiendrait de son procès. « Un bon moment ? » lui demande-t-on. Combatif, voire querelleur, Massaquoi se souvient de moments où il a été « heureux » et où il a « ri ». Ce sont ceux où les témoins alléguant l’avoir vu en train de commettre des atrocités à Monrovia, la capitale libérienne, changeaient leur témoignage à l’audience. « On leur a mis ces récits dans la bouche », accuse-t-il.
Pour lui, ce procès « n’a pas été équitable à cause de la manière dont la police et les procureurs l’ont mené. Après leur premier lot de témoins, ils sont allés en chercher un second lot, puis un troisième. Ils ont amendé les charges. J’ai dit à mes avocats : ils veulent gagner cette affaire par n’importe quel moyen. La seule fois où j’ai été ému pendant le procès, c’est quand le procureur m’a communiqué les nouvelles charges, en juillet. J’étais un peu ému. C’est à ce moment [que je me suis dit] : ils veulent gagner ce dossier par la force, même s’ils n’ont pas de preuve. Je n’ai pas mangé de toute la journée. »
A l’audience, la police finlandaise en charge de cette enquête n’a jamais été mise en cause. Quand des inquiétudes ont été soulevées sur le recueil de la preuve, elles ont toujours pris pour cible le Global Justice Research Project (GJRP), une ONG libérienne partenaire de l’ONG suisse Civitas Maxima, les deux organisations à l’origine de la plainte qui a conduit Massaquoi en procès. Celui que la défense a constamment mis en cause est l’un des enquêteurs du GJRP que les policiers finlandais ont recruté dans leur équipe pour leurs enquêtes. Massaquoi, lui, ne manque pas de désigner son ennemi. « Au Liberia, la police [finlandaise] n’a pas fait son travail d’officiers de police. »
« Il y a eu des tueries auxquelles j’ai participé »
Depuis 2003, quand nous l’avions interviewé à Freetown alors qu’il avait secrètement commencé à trahir ses anciens amis, Massaquoi ne semble avoir changé ni physiquement, ni dans son tempérament accrocheur, ni dans sa conviction inébranlable de n’avoir rien à se reprocher. Il a été un commandant notoire du RUF, puis son porte-parole, et ce mouvement a été accusé des pires atrocités en Sierra Leone. Il a été membre d’une junte militaire éphémère mais particulièrement sanglante dans son pays. En 2004, la Commission vérité et réconciliation en Sierra Leone l’a nommément accusé de nombreuses exécutions sommaires au sein de la rébellion en 1993 ; elle a souligné sa duplicité lors de la prise d’otages de centaines de soldats de l’Onu par la rébellion, en 2000. Tant cette commission que plusieurs membres du bureau du procureur du Tribunal spécial de l’Onu ont déploré son manque d’honnêteté au sujet de ses responsabilités réelles dans les crimes commis par le RUF. En somme, pour eux, Massaquoi s’en serait sorti à bon compte sur son rôle et ses responsabilités dans un mouvement de rébellion qui n’a guère laissé d’autre témoignage au peuple sierra léonais qu’une litanie d’atrocités et de destructions.
« J’ai lu le rapport de la Commission vérité, tout, répond-il. Au début du RUF, il y a eu des tueries auxquelles j’ai participé. J’en ai donné les raisons au Tribunal spécial. » Ces exécutions, raconte-t-il, visaient des membres libériens de la rébellion, qui en avaient formé l’avant-garde au début des combats. « Ils venaient du Liberia, ils ont tué nos gens. Et ils ont commencé à tuer ceux qu’ils avaient formés comme jeunes commandos. J’ai dit à la Commission vérité que j’y ai participé ! » s’exclame-t-il. Mais il nie en avoir été le responsable, comme la Commission l’affirme dans son rapport. « C’était un groupe de commandants du district de Pujehun [au sud de la Sierra Leone] et j’étais l’un d’eux. C’était la seule chose que nous pouvions faire pour se libérer de la pression sur nous. En dehors de ça, personne en Sierra Leone ne vous dira ‘j’ai vu Gibril Massaquoi tuer quelqu’un’ ».
Ainsi est Massaquoi. « Je ne regrette rien de ce que j’ai fait. Je ne regrette rien dans ma vie. Je ne regrette pas d’avoir été membre du RUF. Je regrette ce que le RUF a fait », mais pas d’en avoir été l’un des plus hauts placés alors qu’il savait les atrocités que son mouvement commettait.
Une belle indemnisation ?
Une conséquence qu’aurait un acquittement dans ce procès déjà sens dessus-dessous serait le bénéfice financier que Massaquoi pourrait en retirer. Une indemnisation pour le nombre de jours passés en prison est prévue par la loi finlandaise. Me Gummerus précise que cela représente au minimum cent euros par jour d’incarcération. Mais que, en l’espèce, « ce serait bien sûr davantage », étant donné la longueur de la détention, la rigueur de son isolement et la médiatisation de l’affaire sur le plan national et international. Une telle indemnisation, explique le professeur Nuotio, « est habituelle en Finlande, cela fait partie de l’État de droit. Dans ce cas-ci, cela représenterait un joli montant. »
Lors de notre entretien, Massaquoi n’a pas voulu dire ce qu’il ferait s’il était acquitté. Il a la cinquantaine et est déjà grand-père. Ses enfants sont bien installés en Finlande. La Sierra Leone, pour eux, est devenue une terre assez étrangère. Ils n’y sont jamais retournés. Songerait-il à retourner dans son pays natal ? « Si je suis libre, peut-être irai-je rendre visite à ma mère », qui vit à Bo, la deuxième plus grande ville, au centre du pays. Il dit ne pas avoir de crainte. Irait-il également au Liberia ? « Au Liberia ? Qu’est-ce que j’irais y faire ? »