Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »

Indonésie : les Hollandais ne peuvent plus voir la colonisation en rose

La semaine dernière, des chercheurs néerlandais et indonésiens ont enfin exposé la manière dont l'État néerlandais a à la fois toléré et dissimulé son recours systématique à la « violence extrême » pendant la guerre d'indépendance indonésienne. En réponse, le Premier ministre néerlandais a présenté ses excuses. Mais les conclusions se concentrent sur l'exposé des faits et éludent soigneusement la question de la responsabilité pénale.

Des prisonniers indonésiens (mains sur la tête) sont escortés par des soldats néerlandais
Des prisonniers indonésiens escortés par des "marines" hollandais dans l'île de Woendi, où ils doivent être internés, au mois d'août 1962. © AFP
6 min 11Temps de lecture approximatif

"Il y a une phrase attribuée au poète allemand Heinrich Heine : 'Quand le monde tombera en ruine, alors j'irai aux Pays-Bas, parce que tout s'y passe cinquante ans plus tard'". Pour l'historien indonésien Joss Wibisono cette citation s’applique parfaitement au délai de 70 ans qui s’est écoulé, depuis la fin de la guerre coloniale, avant de publier un rapport affligeant, la semaine dernière, qui reconnaît enfin que "l'utilisation de la violence extrême par les forces armées néerlandaises n'était pas seulement répandue mais le plus souvent délibérée" et qu'"elle était tolérée à tous les niveaux : politique, militaire et juridique".

Ce rapport, commandé par l’État à plusieurs chercheurs néerlandais qui ont collaboré avec des collègues indonésiens, a mis à jour dans les détails ce que ses soldats ont fait pour tenter d’empêcher la colonie d'accéder à l'indépendance après la Seconde Guerre mondiale. "Ce que nous avons vu au cours des 70-75 dernières années, c'est une réapparition constante d’informations à ce sujet", explique Remco Raben de l'Université d'Amsterdam, l'un des chercheurs ayant travaillé sur le rapport. "Et constamment, un gouvernement qui a su éviter d'assumer sa responsabilité pour ce qui s'est passé".

Dans les années 1960 notamment, une enquête gouvernementale avait déclaré que si des excès avaient eu lieu, l'armée dans son ensemble s'était comportée correctement. "Le gouvernement a caché l'affaire sous le tapis", déclare Raben.

Les politiciens ont encouragé la violence

La position officielle du gouvernement, tenue depuis un rapport gouvernemental de 1969 sur le comportement de l'armée, selon laquelle "des excès regrettables ont eu lieu mais les forces armées dans leur ensemble en Indonésie ont agi correctement (…) n'est plus tenable", a déclaré Ben Schoenmaker, directeur de l'Institut néerlandais d'histoire militaire, lors d'une conférence de presse tenue jeudi 17 février pour résumer les conclusions de ce nouveau rapport. Au contraire, ajoute-t-il, "pendant la guerre, les forces armées néerlandaises ont fait un usage systémique de la violence, de façon extrême et excessive (...) la violence était fréquente et répandue". Et en outre, "les responsables politiques, ainsi que les autorités militaires, civiles et judiciaires, ont toléré ou excusé cette violence. Ils l'ont encouragée, ils l'ont dissimulée, et ils ne l'ont pas punie".

"Il y a eu une volonté collective de la tolérer, de la justifier, de la dissimuler et de la laisser impunie. Tout cela s'est produit en vue d'un objectif supérieur : celui de gagner la guerre", note le rapport. Et les chercheurs ont constaté que l'armée s’est rendue "fréquemment et structurellement" coupable "d'exécutions extrajudiciaires, de mauvais traitements et de torture, de détention dans des conditions inhumaines, d'incendies de maisons et de villages, de vol et de destruction de biens et de vivres, de raids aériens et de tirs d'artillerie disproportionnés, ainsi que d'arrestations massives et d'internements souvent arbitraires."

Une pression "très importante" pour réexaminer ce qui s'était passé, décrite par les chercheurs, est venue avec l'affaire portée par Jeffry Pondaag devant les tribunaux néerlandais au nom de veuves indonésiennes qui ont survécu à un massacre, et qui a entraîné des dommages et intérêts versés par l'État en 2011. Plusieurs années plus tard, le gouvernement a accepté de financer cette vaste recherche, qui sera publiée cette année en 14 volumes, après la sortie de ce rapport de synthèse. Elle a été menée par l'Institut royal néerlandais d'études sur l'Asie du Sud-Est et les Caraïbes (KITLV), l'Institut néerlandais d'histoire militaire et l'Institut d'études sur la guerre, l'holocauste et le génocide (NIOD).

"L’étude montre que la grande majorité de ceux qui portaient la responsabilité du côté néerlandais - politiciens, officiers, fonctionnaires, juges et autres - avaient ou auraient pu avoir connaissance du recours systématique à l'extrême violence", souligne Raben. Les militaires en produisaient le récit. "Les autorités civiles en Indonésie, et aux Pays-Bas, étaient complètement dépendantes de l'armée en tant que source d'information", dit-il. "Ils dressent des listes, font un décompte des corps. Rapportent les faits en termes euphémiques. Et plus l’on monte dans la hiérarchie militaire, plus le message devient abstrait et plus manipulé". Néanmoins, "il y a des gens qui ont envoyé ces informations sur les atrocités aux Pays-Bas et, en particulier au cours de la guerre, les gens savaient."


Violence extrême, mais pas de crimes de guerre ?

La terminologie utilisée par les chercheurs fait débat. Après l'adoption du terme "excès" dans les années 1960, plus récemment, en 2020, le roi des Pays-Bas, Willem-Alexander, s'est excusé lors d’une visite en Indonésie pour les "violences excessives" infligées pendant la période coloniale. Aujourd'hui, c'est le terme "violence extrême" qui est employé et dont Gert Oostindie, directeur du KITLV, a expliqué qu'il s'agissait "d'un terme générique pour toute une série de formes de violence différentes", lors de la conférence de presse. "C'est un concept général, mais il n'a pas de stricte connotation juridique", a-t-il souligné, ce qui a amené certains, comme Wibisono, à estimer qu'il s'agissait d'un « euphémisme ».

S’il comprend les arguments des chercheurs il note que le rapport "n'utilise pas le mot crimes de guerre", qui serait plus clair pour les Indonésiens. Raben admet qu'il a "buté" sur ce terme d'extrême violence, car il aurait voulu mettre plus en avant l'expérience réelle des Indonésiens. Il note que "les militaires, et avec eux les autorités civiles de la colonie et des Pays-Bas, ont pu isoler certains événements comme étant de possibles crimes de guerre. On les appelait les excès. Cela fait partie de la politique de manipulation de l'information".

Des excuses « à toutes les personnes affectées »

En réponse au rapport, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte a présenté ses excuses le même jour, non seulement pour les atrocités commises à l'époque, mais aussi pour l'incapacité des gouvernements néerlandais précédents à les reconnaître.

"Je présente mes excuses les plus sincères au peuple indonésien pour les actes d'extrême violence systématiques et généralisés commis par les Néerlandais au cours de ces années et pour le fait que les gouvernements précédents ont constamment détourné le regard," a déclaré Rutte, ajoutant que le gouvernement assume l'entière responsabilité de "l'échec collectif". Mais ses excuses s'adressent à "toutes les personnes affectées", y compris les membres des forces néerlandaises.

Raben se dit déçu : "Il s'est excusé auprès de tous ceux qui étaient là à l'époque. Cela ne m'a pas donné beaucoup d'espoir". Et Wibisono, pour sa part, "doute fort qu'il s'agisse d'une étape vers la responsabilisation des auteurs pour ce qu'ils ont fait." "C'est une autre forme de dissimulation. C'est en tout cas ce que je crains." "J'ai été surpris qu'il faille 70 ans pour que les Néerlandais acceptent ce qu'ils ont fait en Indonésie", déclare également Wibisono, qui est basé à Amsterdam et suit de près la politique néerlandaise. 

Une histoire controversée

La fin de la colonisation est une période de l'histoire méconnue aux Pays-Bas. L'une des controverses porte sur ce que l'on appelle la période dite ‘bersiap’ [‘de préparation’] - un terme néerlandais tiré de l'indonésien pour décrire les violences commises par les militants indépendantistes dans les années 1940 contre les Indonésiens considérés comme faisant partie de l'infrastructure coloniale. Cette violence avait alors servi de justification à la guerre de réoccupation néerlandaise.

Mais dans le rapport, les chercheurs montrent que la décision d'intervenir n’a pas été prise en réponse à cette violence. "Cette décision a été prise bien plus tôt", a souligné Oostindie.  L’étude a également revu à la baisse les estimations du nombre de morts causés par cette violence "bersiap". "On parle ici d'un maximum de six mille victimes, c'est beaucoup de victimes", a souligné Oostindie, "c'est très douloureux, mais ce n'est pas les 20 ou 30 mille que l'on mentionne parfois". Auparavant, des chercheurs avaient extrapolé ce chiffre plus élevé à partir de sources incomplètes. En ce qui concerne le nombre total de morts, les chercheurs affirment que le chiffre généralement accepté de 100 000 victimes indonésiennes "est entouré de beaucoup d'incertitudes", mais "il est absolument clair que le rapport des pertes dans les combats... était extrêmement inégal".

Oostindie a reconnu la difficulté pour de nombreux Néerlandais d'entendre dans les détails ce que leur armée coloniale a fait dans les années 1940 : "Les politiciens néerlandais et la société dans son ensemble [ont] eu beaucoup de mal à s'éloigner de l'image très rose qu'ils avaient d'eux-mêmes. Cette idée rose de nous-mêmes, que nous ne faisons tout simplement pas ce genre de choses."

Tous nos articles au sujet de :