Pour de nombreux avocats internationaux, magistrats et militants des droits humains, le débat "paix contre justice" a depuis longtemps été résolu en faveur de la justice. Certains évoquent ainsi une "tendance croissante du droit international à considérer les amnisties comme inacceptables" ; l'annulation d'amnisties prononcées de longue date dans certains pays et l'institutionnalisation d'une politique anti-amnistie aux Nations unies comme autant d'indicateurs de la façon dont certaines concessions sur la justice ne sont plus admissibles, même lorsqu'elles sont adoptées pour assurer la paix et prévenir de nouvelles atrocités.
Ces dernières années, le rapporteur spécial des Nations unies pour la justice transitionnelle et certaines ONG internationales de défense des droits humains ont cherché à consolider et à développer ces revendications, en affirmant que le droit international interdit désormais d'autres formes d'indulgence pour les crimes internationaux, telles que les grâces, les mesures de libération anticipée ou les peines alternatives. Plusieurs tribunaux internationaux ont également soutenu, depuis la fin des années 1990, qu'une interdiction internationale des amnisties serait en train de se cristalliser.
Pour autant, les efforts de résolution des conflits au sein de nombreuses sociétés brossent souvent un tableau différent, où ces supposées nouvelles normes aboutissent rarement. Au cours des derniers mois, de larges amnisties ont été accordées dans le cadre des efforts de paix au Tchad et en Éthiopie. Ailleurs, les amnisties existantes sont en cours d'application et les décisions d'amnistie des commissions vérité en Gambie et aux Seychelles sont en attente. Même lorsque les amnisties ne sont pas incluses dans les accords de paix ou qu'elles excluent explicitement les crimes graves, l'impunité de facto est souvent ancrée en raison du nombre considérable de violations et d'auteurs auxquels le système doit faire face.
Redonner de la flexibilité aux négociateurs
En réalité, le recours continu aux amnisties par les États, ainsi que leur réticence catégorique à codifier toute interdiction internationale des amnisties, viennent saper cette idée qu'une norme anti-amnistie serait devenue un droit établi. Ainsi, pas plus tard qu'en 2019, la Cour pénale internationale (CPI) a déclaré que "le droit international est encore en phase de développement sur la question de l'acceptabilité des amnisties".
L'Union africaine a, de son côté, souligné que "dans le cadre fragile des situations de sortie de conflit, il faudrait trouver un équilibre et un compromis entre la paix et la réconciliation, d’une part et, de l’autre, la responsabilité et l’obligation de rendre des comptes". Certains juristes vont plus loin en se demandant si le recours à la justice pénale n’aurait pas eu des conséquences négatives sur le respect des droits humains. Et les approches tiers-mondistes pour le droit international (TWAIL) ont souligné les risques d'imposer les approches occidentales de la justice pénale.
Les négociateurs de paix, les médiateurs et les partisans de la résolution des conflits ne savent pas, dès lors, de quelle marge de manœuvre ils disposent en matière de justice ou d'amnistie dans les accords de paix. Cela peut les amener à avoir des interprétations divergentes de ce que la loi exige ou à se sentir poussés à adopter des positions pouvant déstabiliser les négociations de paix et leur mise en œuvre. Cette incertitude a pour effet de réduire la volonté et la possibilité d'explorer des solutions créatives susceptibles de fournir des compromis raisonnables dans des processus qui, par nature, exigent des concessions mutuelles.
Du point de vue de la résolution des conflits et de la prévention des atrocités, ce statu quo n’est pas satisfaisant.
Paramètres juridiques de l'amnistie conditionnelle
L'Initiative pour un Traité de paix, nouveau projet à dimension globale de l'Institut des transitions intégrées (IFIT), pourrait offrir une porte de sortie grâce à l'introduction d'un concept connu sous le nom de "présomption de légalité". Ce concept est intégré dans le texte indicatif de nouveau traité proposé, qui cherche à développer une règlementation internationale encourageant la prévention et la résolution des conflits.
Plus précisément, ce texte indicatif crée des critères minimaux explicites et un processus clair offrant la possibilité de créer une ‘présomption positive’ pouvant favoriser la légalité à un niveau international d’une amnistie obtenue dans le cadre d'une négociation de paix.
Comment ce mécanisme fonctionne-t-il ? La réponse se trouve à l'article 12 du texte indicatif. Il prévoit une présomption automatique de légalité de l'intégralité d'un accord signé pour les principaux points à l'ordre du jour de toute négociation de paix traitée par ce processus ; mais il prévoit une exception limitée dans le cas de crimes graves si une majorité d’États parties à la négociation déclare que les dispositions d'amnistie conditionnelle : "(i) ne sont pas nécessaires pour atteindre l'objectif de la présente Convention, en particulier la prévention ou le règlement des conflits armés ; (ii) ne prévoient pas de conditions ou d'obligations appropriées en matière de responsabilité à l'égard des personnes et entités concernées ; et (iii) négligent d'incorporer des mesures ciblées répondant aux besoins des victimes, notamment en ce qui concerne les personnes disparues ou portées disparues".
Cela vaut la peine d'être explicité.
Favoriser la résolution pacifique des conflits
Premièrement, une présomption de légalité n'est pas une constatation juridique, mais un dispositif qui s'apparente davantage à une prémisse réfutable. Son principal effet, dans ce cas, serait de placer la charge de la réfutation sur le contestataire plutôt que sur le défenseur de l'amnistie conditionnelle. Cependant, rien dans la présomption n’enlèverait à un tribunal le pouvoir de prendre une décision indépendante sur la légalité de l'amnistie.
Deuxièmement, étant donné que l'objectif primordial du nouveau traité est d'encourager la résolution pacifique des conflits plutôt que la confrontation, la présomption de légalité a le double avantage de 1) créer un signal par défaut à l’attention du droit international qui favorise la stabilité juridique des accords de paix, et 2) d'éviter les ‘lignes rouges’ sur l'interdiction de l'amnistie qui produisent les effets négatifs mentionnés plus tôt.
Troisièmement, la présomption de légalité oblige les États parties à l’accord à délibérer activement sur toute amnistie conditionnelle, en mettant en balance le coût de l'interdiction de l'application de la présomption (qui pourrait potentiellement mettre en péril l'ensemble de l'accord de paix) et le coût de son autorisation (qui pourrait dissuader les contestations juridiques de l'amnistie). Ce processus de pondération n'est pas illimité, mais plutôt guidé par les critères explicites mais flexibles énoncés dans le texte indicatif.
Démêler le nœud gordien de la paix et de la justice
Le concept de la présomption de légalité ne figure dans aucun traité international à ce jour. Pourtant, il s'agit d'un concept familier pour la plupart des juristes internationaux sachant qu’il existe en droit national. Partout, de l'Allemagne à la Pologne, en passant par l'Afrique du Sud, les États-Unis, Israël et la plupart des pays du Commonwealth, les tribunaux appliquent à leurs lois nationales une présomption de conformité au droit international.
Le texte indicatif du nouveau traité proposé emprunte ce concept principalement en raison de son utilité pour rendre plus attrayante la voie du dialogue – notamment autour de ce nœud gordien de la paix et de la justice. En offrant aux parties à un conflit la perspective d'un signal juridique positif indiquant qu'un accord signé sera présumé respecté, le principe peut contribuer à inciter les parties au conflit à négocier.
Si certains peuvent se demander s'il est souhaitable que la ‘Conférence’ des États parties à un accord apparaisse comme le "juge" de la légalité de toute amnistie conditionnelle incluse dans un accord de paix conclu dans le cadre du nouveau traité, en fait, le seul "jugement" qui relève de sa compétence est celui d'accorder ou non la présomption de légalité à l'amnistie négociée. La Conférence n'a pas autorité pour déterminer la légalité ou l'illégalité.
Participer à l'élaboration du traité
Pour l'instant, le texte indicatif offre la possibilité d'une nouvelle orientation dans ce débat non résolu sur les amnisties. Et comme le texte fait l'objet d'un processus de consultation mondial inclusif, des améliorations peuvent être apportées. Par exemple, une future version de l'article 12 pourrait fournir plus ou moins de détails sur les critères de responsabilité et d'attention aux victimes, augmenter ou diminuer le seuil de vote de la Conférence des États parties, ou envisager tout autre ajustement potentiel.
Quoi qu'il en soit, le texte indicatif - y compris la présomption de légalité qu'il propose - devrait nous permettre de dépasser les débats éculés et insatisfaisants qui persistent en matière d'amnistie, de paix et de justice. Ce faisant, il peut également contribuer à une meilleure prise de conscience des besoins indépendants de la négociation elle-même - notamment le fait qu'il ne s'agit pas d'un processus dans lequel une partie peut simplement imposer sa volonté à l'autre. Cela milite logiquement en faveur d'un futur traité qui prévoit des incitations juridiques adaptées, une flexibilité juridique accrue et une plus grande clarté juridique sur les questions clés du droit international auxquelles les négociateurs sont systématiquement confrontés. Que le nouveau débat commence.
LOUISE MALLINDER
Louise Mallinder est professeur de droit à la faculté de droit de l'université Queen's de Belfast et responsable du thème de l'héritage au Senator George J. Mitchell Institute for Global Peace, Security and Justice. Ses recherches sur les amnisties comprennent la création de la base de données Amnesties, Conflict and Peace. Elle a dirigé l'équipe d'universitaires et de praticiens qui a produit les Belfast Guidelines on Amnesties and Accountability. Elle est membre du groupe de pratique sur le droit et la paix de l'Institut des transitions intégrées.
MARK FREEMAN
Mark Freeman est le fondateur et le directeur exécutif de l'Institut pour les transitions intégrées (IFIT). Il est un expert mondial de premier plan en matière de résolution des conflits et de droits humains et l'auteur de plusieurs ouvrages de référence dans ce domaine, notamment Truth Commissions and Procedural Fairness (Cambridge UP, 2006), Necessary Evils : Amnesties and the Search for Justice (Cambridge UP, 2010), et Negotiating Transitional Justice (Cambridge UP, 2020 - coécrit avec Iván Orozco).