JUSTICE INFO : On se souvient de la Géorgie qui, lors de l’agression russe en 2008, avait posé des actes devant la Cour internationale de justice (CIJ), la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et que seule cette dernière a fini par se prononcer, de longues années plus tard. Est-ce vraiment utile de prendre de telles initiatives, pour un État dans la situation de l’Ukraine ?
FRÉDÉRIC MÉGRET : Je pense qu’il y a ici une occasion historique de faire valoir l’interdiction du recours à la force. Il existe aussi des différences par rapport à la Géorgie et par rapport à l’invasion de la Crimée [par la Russie] en 2014. Là, en Ukraine, il semble que l’on est bien dans ce qui est, potentiellement, l’invasion d’un État dans son ensemble. Cette nouvelle donne implique d’être à la hauteur de l’événement et d’apprendre des erreurs de stratégies juridiques du passé.
La requête géorgienne se fondait sur la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale et la Cour internationale de justice s’en est tirée avec une esquive procédurale. L’Ukraine, elle, a fondé sa requête sur un grief distinct, qui est une violation de la Convention sur le génocide. Elle suggère qu’il y aurait peut-être quelque chose de génocidaire dans l’invasion de la Russie, ce qui en soi, à ce stade, ne fait pas beaucoup de sens. En revanche, ce qui est intéressant, c’est qu’elle dit que la Russie viole la Convention sur le génocide en alléguant sans preuve de la commission d’un génocide dans l’Est de l’Ukraine. Ceci permettrait à la CIJ d’envisager l’agression en tant que telle.
Pourquoi ne pas porter plainte contre l’agression, directement ?
Cela est rendu nécessaire par le fait que ni l’Ukraine ni la Russie ne reconnaissent la compétence obligatoire de la CIJ. On en est réduit à aller chercher des clauses dites « compromissoires » dans, si vous voulez, le « foutoir » du droit international. L’idéal aurait été bien sûr que l’on puisse faire jouer la Charte des Nations unies et que l’on puisse avoir un procès sur ce qui paraît être la question centrale : la commission d’un crime d’agression. Mais l’on n’a pas toujours le choix des outils. La Convention sur le génocide a le mérite d’être ratifiée tant par l’Ukraine que par la Russie et d’ouvrir une voie judiciaire qui, sans cela, ferait défaut.
La CIJ a immédiatement déclaré qu’elle est compétente. Que peut espérer l’Ukraine ?
La CIJ peut, dans un premier temps, prononcer des mesures dites conservatoires, en ordonnant que les parties cessent toute action susceptible d’entraver la résolution du litige [comme dans le cas de Myanmar en 2020]. Mais il faut regarder la question de fond qui est posée. La requête ukrainienne, c’est un peu comme un procès en diffamation, au sens où l’Ukraine fait un procès à la Russie, mais dont l’objet va consister, en partie, à se défendre des accusations. C’est l’Ukraine qui devra faire la preuve de son innocence.
Cela viendrait confirmer que la justification de l’attaque russe est inexistante. A la limite, la CIJ pourrait aussi, ce faisant, souligner l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales. Cela ne pourra, dans le meilleur des cas, probablement pas aller plus loin. Et personne ne se fait d’illusion sur le fait que cela pourrait stopper net les forces russes dans leur avancée. Mais l’Ukraine joue un jeu sur le temps long et il s’agit de renforcer tous azimuts sa stratégie de légitimité et d’être du bon côté du droit et de l’histoire.
Sur quels autres terrains juridiques l’Ukraine peut-elle agir ?
Une agression, c’est avant tout une violation des droits humains. Certes, c’est la souveraineté de l’Ukraine qui est violée mais ce sont aussi les droits de tous les Ukrainiens.
Cet angle des droits humains est puissant. Pour cela, il existe la Convention européenne des droits de l’homme, donc la possibilité d’un recours à Strasbourg, devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cette requête, pour l’instant, n’a pas été introduite mais l’on a aucune raison de penser que l’Ukraine ne tentera pas sa chance, d’autant qu’elle est partie plaignante dans pas moins de quatre affaires déjà devant la CEDH, contre la Russie.
Une question fondamentale reste très perturbante : en 2022, en dépit de tout l’arsenal du droit international, il n’y a pas de condamnation possible si l’un des États envahit l’autre ?
En réalité, la condamnation existe. C’est celle des dizaines d’États qui ont unanimement et sans ambiguïté condamné l’action de la Russie, et qui expriment un jugement juridique. Ce sont des sujets et des acteurs du droit international, qui se fondent sur le droit international, qui se prononcent en temps réel et qui condamnent la Russie. C’est tout à fait important, et c’est très efficace. Le jugement des pairs est immédiat et il est sans appel.
On peut voir cela comme une gradation. On commence par le jugement des pairs, ensuite vient le jugement des institutions et, à terme, un jugement judiciaire en bonne et due forme.
L’institution suprême, les Nations unies, semble pourtant bloquée.
Au Conseil de sécurité, certainement. La Russie peut utiliser, une nouvelle fois, son droit de véto qui est, je le rappelle, dû au rôle que l’Union soviétique a joué dans la résistance au régime nazi. Son siège au Conseil de sécurité a été conquis de haute lutte. Mais utiliser son droit de véto a un coût politique : cela vous montre comme tirant partie d’un privilège.
Cela en appelle à l’Assemblée générale des Nations unies, qui a compétence en matière de paix et de sécurité. Surtout quand le Conseil de sécurité est paralysé. Elle peut tout à fait adopter des résolutions condamnant la Russie et ce, à des majorités stratosphériques, qui malgré tout montreraient qu’il y a une responsabilité centrale, institutionnalisée et solennelle, au-delà des condamnations de tous les ministères des Affaires étrangères.
Que peut-on attendre du Conseil des droits de l’homme de l’Onu, qui se réuni cette semaine à Genève ?
Dans le système international, il y a un tabou, c’est de s’en prendre à un autre État. Ce que vous faites chez vous, même si c’est très grave, beaucoup regardent ailleurs. Mais s’en prendre à un État souverain, c’est s’en prendre à une population et, quelque part, au bouclier [l’État] qui permet de protéger les droits humains sur un territoire. Là, ce n’est pas sûr que les États qui normalement servent de soutiens automatiques à la Russie soient autant désireux de le faire. Donc oui, on peut imaginer une condamnation au Conseil des droits de l’homme.
Si on lit bien le jugement de Nuremberg [en 1945], on se rend compte que les alliés avaient bien compris que les crimes contre la paix étaient une partie incontournable des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis par les Allemands. Qu’il y avait une corrélation forte entre le projet de discrimination du Reich et le projet d’agression extérieure.
En réalité, aujourd’hui, qui se range du côté de la logique génocidaire ? Fondamentalement, c’est la Russie qui – en prétendant que ses minorités russophones ne peuvent pas vivre en paix et en sécurité en dehors de la souveraineté russe – s’est engagée dans une logique d’expulsion des Ukrainiens dans le Donbass et d’invasion. C’est une vieille logique du XXe siècle, fortement corrélée à la volonté de créer des États ethniquement homogènes.
Mais le crime d’agression, ce nouveau venu du Statut de Rome, n’est pas applicable à la situation, selon le procureur de la CPI Karim Khan… qui vient par ailleurs d’annoncer sa décision, ce lundi 28 février, d’ouvrir une enquête sur la situation en Ukraine.
Oui. Il n’y a vraiment rien à faire. Parce qu’il faut que les deux États, l’État dont les individus sont agresseurs et l’État agressé, soient parties au Statut de Rome. Pour les autres crimes de droit international, il suffit que les crimes aient été commis sur le territoire d’un État partie ou d’un État ayant reconnu la compétence de la Cour. Ce qui est le cas de l’Ukraine. Les conditions sont bien plus restrictives pour le crime d’agression que pour les autres crimes.
Pour les autres crimes de droit international, il suffit que les crimes aient été commis sur le territoire d’un État partie au Statut de Rome ou qui a de manière ponctuelle reconnu la compétence de la Cour. L’Ukraine correspondant au deuxième scenario puisqu’elle l’a reconnue deux fois, en 2014 et en 2015, et la deuxième fois de manière ouverte dans le temps. Ce qui fait que le procureur de la CPI a compétence pour enquêter et poursuivre des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et éventuellement actes de génocide.
Quelle est donc l’instance qui pourrait se prononcer le plus efficacement, dans ce cas ?
Chacune permet de jeter un regard différent sur ce qui se passe. La CIJ, c’est l’endroit où déployer un argument à haute visibilité qui met en jeu la responsabilité de la Russie en tant que telle pour ce qu’elle est en train de faire. Le problème, on l’a vu, c’est que l’Ukraine est obligée de le faire par une voie détournée. La Cour pénale internationale, c’est l’endroit où aller pour des condamnations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité. Ce n’est pas l’agression. Il y a alors un risque de se concentrer sur les effets du recours à la force, mais pas sur le recours à la force lui-même. La Cour européenne des droits de l’homme est une juridiction régionale. On est dans une histoire régionale avec toute une gamme de droits qui pourraient être violés. Si je devais choisir, ce serait devant elle qu’il faudrait aller.
FRÉDÉRIC MÉGRET
Frédéric Mégret est professeur titulaire et co-directeur du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique, titulaire d'une chaire William Dawson à l'Université Mc Gill. Il s'intéresse à la justice pénale internationale, au droit international humanitaire, aux organisations internationales et à la justice transitionnelle. Son travail est de nature critique et cherche à mettre à jour ce que révèle le projet d'internationalisation et de juridicisation des droits humains. Il cherche à "ré-imaginer" le droit de la guerre pour souligner certaines des limites de la tradition humanitaire.