Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »
OPINION

Pays-Bas : La violence coloniale et la voix manquante des Indonésiens

Les Néerlandais continuent de largement sous-estimer leur violence coloniale dans le passé. Les conclusions percutantes du programme "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1950" ont révélé que l'État néerlandais avait activement toléré une violence systématique et structurelle pendant la guerre d'indépendance de l'Indonésie. Mais cette culpabilité se négocie toujours aux Pays-Bas.

3 vétérans indonésiens (dont un pleure) assistent à une cérémonie de commémoration pour les victimes de la guerre d'indépendance contre les Pays-Bas
Des anciens combattants indonésiens commémorent, en 2013, les victimes de massacres par l'armée néerlandaise dans les années 40. L'expérience des Indonésiens de la violence coloniale est souvent passée sous silence aux Pays-Bas. © Adek Berry / AFP
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Le 17 février, les chercheurs du programme "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1950" (IDVWI) ont présenté le fruit de leurs travaux. Ils ont conclu que les forces armées néerlandaises ont utilisé de manière structurelle et systématique une "violence extrême" pour éradiquer la République d'Indonésie qui s'était déclarée indépendante le 17 août 1945. Ils ont ajouté que les hommes politiques, les autorités civiles et militaires, y compris le système judiciaire, ont détourné les yeux, toléré et passé sous silence la violence coloniale, tant en Indonésie qu'à La Haye, capitale des Pays-Bas.

Les réactions ont été rapides et virulentes. Le Premier ministre Mark Rutte a présenté ses excuses au "peuple indonésien", mais aussi aux anciens combattants néerlandais et à toutes les communautés violemment touchées par la guerre, à partir de 1945. La diaspora indo-européenne a craint la réhabilitation de ceux qui l'avaient chassée d'Indonésie. Tandis que les anciens combattants ont accusé les chercheurs d'écrire sur un sujet qu'ils ne comprenaient pas. D'autres commentateurs, dont le collectif Histori Bersama, un groupe anticolonial qui traduit des publications sur le passé colonial néerlandais, y ont vu un projet colonial éliminant délibérément les voix et la victimisation indonésiennes. Leur observation est importante et renvoie à une tendance vieille de plusieurs décennies et qui a refait surface : la tentation néerlandaise de s'identifier à l’expérience des leurs et non à celle des Indonésiens ou de leur révolution. La responsabilité et la violence néerlandaises font ainsi, à nouveau, l’objet d’une négociation.

Deux échappatoires sur la violence coloniale

Pourquoi tant de personnes ont-elles tant de mal à accepter le caractère violent du passé colonial des Pays-Bas ? A nos yeux, il existe deux échappatoires essentielles et bien établies à une telle acceptation. La première consiste à se concentrer systématiquement sur la seule période révolutionnaire de 1945 à 1950. Cet angle étroit laisse de côté l'ensemble de la période coloniale, avec l'idée que seule la fin révolutionnaire de l'empire néerlandais s'est montrée particulièrement violente. L'autre voie qui éloigne de l'acceptation réside dans l'incapacité de beaucoup à admettre l’expérience indonésienne dans son ensemble, que ce soit pendant la guerre ou avant elle.

Les anciens combattants et les rescapés de la violence indonésienne semblent parfois s'intéresser uniquement à leur expérience de victimes traumatisées. Un tel état d'esprit facilite la mise à l'écart de la souffrance d'autrui, qui inclut les communautés indonésienne, arabe et chinoise. Celle-ci étant écartée, la reconnaissance des auteurs de ces actes semble moins nécessaire ou, pire, sans importance.

Alors, que faire à partir de là ? Tout en respectant le traumatisme de chacun, nous devons nous ouvrir à l’expérience des Indonésiens, à leur résistance légitime et à la date de leur indépendance, le 17 août 1945. Ce n'est que lorsque nos récits commémoratifs incluront la façon dont les Indonésiens ont souffert pendant des siècles de la privation de leurs droits, de la torture, des destructions par le feu, de la pénurie alimentaire, des exécutions, etc., et que les Néerlandais reconnaîtront la légitimité de leur résistance, qu'ils pourront comprendre pleinement l'impact de l'empire néerlandais et appréhender la responsabilité des Néerlandais. Il est grand temps. Sinon, nous nous racontons la moitié de l'histoire.

Restrictions historiques et perspective de longue durée

La fin de l'empire néerlandais en Indonésie entre 1945 et 1950 et ses lendemains occultent trop souvent le tableau colonial dans son ensemble. La fin de l'empire a forgé l’identité des communautés indo-européennes ou des anciens combattants en tant que victimes de la révolte, de la décolonisation et d'un gouvernement indifférent. Les chercheurs se tournent vers cette période-là pour étudier le colonialisme dans ce qu'il a de plus violent. De la même manière, cette période a permis aux chercheurs de l'IDVWI d'analyser en profondeur les forces armées néerlandaises et leurs actions.

Pourtant, l'accent mis par le programme sur les actions principalement néerlandaises au cours des cinq années de guerre isole cette période révolutionnaire des siècles d'oppression néerlandaise et de résistance indonésienne avant 1945. Pour le grand public en particulier, le fait d'omettre ces antécédents peut nuire à la compréhension du caractère endémique du racisme, de l’oppression et de la violence de l'empire néerlandais. Sans cette contextualisation, par exemple, les apologistes ou les généralistes peuvent être encouragés à soutenir qu'entre oppression et prédation, le colonialisme néerlandais était aussi une force du bien.

Une perspective sur la longue durée corrige cela, en révélant qu'en dehors de la guerre proprement dite, la violence néerlandaise s'est également avérée omniprésente, transgressive et disproportionnée. En outre, au-delà des milieux militaires et administratifs, planteurs, banquiers ou Européens ordinaires ont également bénéficié de la répression. Plus encore que ne l'a fait l'IDVWI, la prise en compte de l'ensemble de la période d'assujettissement de l'archipel par les Pays-Bas permettrait de mettre en évidence la "mentalité coloniale", qui, forte de sa supériorité et de sa discrimination, a décrié la soif d'indépendance des Indonésiens comme une fantaisie.

Plus important encore, une vision antérieure à 1945 met en lumière la manière dont les individus, les hommes politiques et les mouvements populaires indonésiens ont toujours résisté à la domination néerlandaise sur le plan de leur représentation politique, de la loi, de l'éducation ou d’une confrontation pure et simple, tant au niveau national qu'international. En d'autres termes, la révolution n'était pas un coup du hasard inorganisé mené par des jeunes désœuvrés.

Illustration ancienne montrant des esclaves indonésiens qui poussent un chariot sur des rails. 3 colons armés sont assis sur un banc placé sur le chariot.
En se concentrant sur la seule période révolutionnaire de 1945 à 1950, le débat aux Pays-Bas tend à laisser de côté l'ensemble de la période coloniale et les siècles d'oppression néerlandaise et de résistance indonésienne avant 1945. Ici un dessin montrant des colons néerlandais et leurs esclaves indonésiens.

Les limites de la "violence extrême"

La nécessité d’une perspective plus large renvoie au concept fourre-tout, tout aussi large, employé par l'IDVWI : la "violence extrême". Le programme a adopté ce terme pour travailler sur la question des crimes de guerre. L’invocation de ces derniers pouvait freiner les chercheurs dans un cadre juridique alors qu'ils s'efforçaient d'expliquer la violence néerlandaise. Les crimes de guerre excluaient également les actes perpétrés par les milices. La "violence extrême", à l'inverse, laissait les chercheurs libres de recenser toutes sortes de méfaits.

Un tel choix peut entraver l'indispensable familiarisation de la société avec la criminalité néerlandaise. En raison de son caractère général, l'expression "violence extrême" peut apparaître comme un euphémisme de plus. Ce terme peut laisser entendre que si la "violence extrême" est transgressive, de nombreuses autres formes de la violence néerlandaise ne posent pas de problème ou ne méritent pas d'être étudiées. Il reste que la "violence extrême" en tant qu'outil, avec son corollaire d’une "violence acceptée", apparaît peut-être moins utile pour analyser l’expérience des Indonésiens.

Pour les villageois dont les maisons étaient rasées et dont les amis ou le bétail gisaient morts, il importait peu que des tirs aveugles ou un échange entre deux unités de l'armée régulière en soient la cause. Car qu'est-ce qui était si spécifiquement "extrême" dans la violence néerlandaise de 1945 à 1950, en dehors de son ampleur ? Comme l'a récemment déclaré le journaliste Piet Hagen, en Indonésie, "cinq siècles de violence s'étendent entre l'arrivée des premiers colons en 1509 et le départ des Néerlandais en 1950", ce qui inclut également la violence portugaise, française, britannique et japonaise.

Rendre la violence humanitaire

Une chronologie tronquée de la violence peut également laisser ouverte la deuxième échappatoire pour ceux qui renâclent à l’idée de l'oppression néerlandaise et à envisager la perspective des Indonésiens. Certains organes d'information ont tendance à permettre à ceux ayant un agenda d'éviter de présenter les troupes néerlandaises comme des agresseurs. De nombreux journalistes demandent invariablement "quelle a été la gravité de la violence néerlandaise", ce à quoi seuls les anciens combattants répondent. Cette tendance à bloquer d’autres voix reflète des schémas de pensée nationaux et coloniaux qui refusent de disparaître : la souffrance indonésienne passe après la souffrance néerlandaise. Par ce raisonnement, la violence néerlandaise s’en trouve réduite et mise sur le même plan que la violence indonésienne, comme si les deux étaient invariablement identiques.

Une partie des débats publics qui ont précédé et suivi la publication des conclusions du programme en témoigne. L'article intitulé "C'était la guerre - qu'aurions-nous dû faire à l'époque ?" (NRC, 19 février 2022) est exemplaire. Dans cet article, un Indo-Européen rescapé de la violence indonésienne contre tout ce qui était colonial se souvient de ses expériences pendant la tristement célèbre période ‘Bersiap’ de la révolution nationale indonésienne, qui a duré en gros d'août 1945 à début 1946. Il raconte comment lui et sa famille ont échappé au "massacre" avec "des milliers de Néerlandais et d'Indo-Néerlandais, de Chinois et d'Indonésiens soupçonnés de "collaboration" [avec les Néerlandais]".

Bien que nous reconnaissions pleinement l'importance de l’expérience de cet homme, ses souvenirs figurent dans un article délibérément dépourvu de l'expérience des Indonésiens ou des origines historiques de la révolution. Au lieu de cela, deux porte-paroles de l'Institut néerlandais des anciens combattants sont longuement cités alors qu'ils atténuent la violence néerlandaise : selon eux, "seule une minorité" des troupes a commis des atrocités ; souvent, elles vengeaient des camarades que les Indonésiens avaient tués "de manière atroce". Mieux encore, certaines "unités militaires n'ont fait qu'accomplir une mission humanitaire".

Relativiser et justifier les atrocités néerlandaises

Le message sélectif et partial est clair : tandis que le scénario clairement séduisant des libérateurs néerlandais est développé, les Indonésiens en tant qu'acteurs politiques et victimes de la guerre coloniale sont sans importance. Un seul commentateur indonésien s'exprime, mais pas directement sur l’expérience des Indonésiens.

D'autres groupes d'intérêt renforcent ce point de vue. La Dutch Indische Federation (FIN), un groupe d'intérêt pour les Indo-Européens qui ont souvent quitté de force l'Indonésie pour les Pays-Bas, va plus loin. Elle traduit son objectif louable de protéger la mémoire de ces "communautés indiennes" déplacées par un refus catégorique de considérer les Indonésiens comme autre chose que des gens rebelles à l'autorité néerlandaise.

La FIN affirme également que les forces néerlandaises ont été envoyées en Indonésie pour mener une mission humanitaire. Cette interprétation erronée des faits est une chose ; le pire est qu'ils souhaitent faire dérailler toute discussion qui s'orienterait vers la responsabilité des Pays-Bas. En politisant les quelque 6 000 morts du Bersiap causés par des Indonésiens, ils tentent de criminaliser ce qu'ils appellent le "déni du Bersiap". S'inspirant de la définition utilisée par l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste à propos du déni de l'Holocauste, la FIN semble vouloir poursuivre en justice ceux qui semblent atténuer la portée du Bersiap. Il va sans dire qu’une telle mesure restreint un débat ouvert sur le sujet complexe de la culpabilité et de la victimisation des Néerlandais.

Il est remarquable que cette relativisation et cette justification a posteriori des atrocités néerlandaises se reflètent de façon similaire dans les récits des années 1945-1950, ceux-là mêmes que les universitaires Remco Raben et Peter Romijn ont analysés pour l'IDVWI. Les autorités responsables, affirment-ils, se sont acharnées à défendre la violence néerlandaise, allant jusqu'à se soustraire aux enquêtes. En ce sens, peu de choses ont changé.

La voie à suivre, vu d’aujourd’hui

Au contraire, les discussions autour des conclusions de l'IDVWI montrent que les Néerlandais, y compris au-delà de la FIN et des anciens combattants, naturellement très intéressés, sont toujours mal préparés pour faire face aux Pays-Bas en tant que nation coupable dans l'archipel indonésien. Les mêmes commentateurs - parmi lesquels des anciens combattants et d'autres apologistes révisionnistes - ont à nouveau investi cet espace pour déclarer que l’expérience des Indonésiens n'était pas importante, à moins qu'elle ne justifie et valide les souffrances néerlandaises.

Ils ont essayé de maintenir cette vieille tendance en vie en sapant les conclusions de l'IDVWI. Ils ont ouvertement mis en doute l'intégrité du programme, affirmant qu'il appliquait délibérément des normes modernes à l'histoire. En d'autres termes, les chercheurs "anticolonialistes" auraient porté un jugement sur les actions et les décisions des politiciens, des administrateurs et des soldats bien avant de mettre le pied dans les archives. Il n'est donc pas étonnant que la "violence extrême" soit le verdict final, ont-ils déclaré. Un rapide tweet dans le même sens de Pieter van Vollenhoven, membre de la Maison royale néerlandaise, a redonné un lustre de respectabilité à ces modes de pensée révisionnistes et coloniaux.

Non seulement ces tentatives de blanchiment reposent sur un raisonnement fallacieux - n'avons-nous pas tous convenu que l'esclavage était un crime contre l'humanité et qu'il devait être étudié sous cet angle ? – mais les conclusions du programme ne disparaîtront pas. Elles obligeront à renégocier le récit néerlandais de victimisation en Indonésie et à accepter simultanément la perpétration des crimes. Après tout, les conclusions montrent de manière incontestable que la "violence extrême" a été utilisée partout, même si le concept lui-même peut être un peu flou.

De nombreux comptes doivent pourtant être réglés. Avant tout, la date de l'indépendance de l'Indonésie, le 17 août 1945, doit être officiellement reconnue si les Pays-Bas veulent montrer qu'ils reconnaissent la violence néerlandaise et les souffrances des Indonésiens au nom de l'indépendance. Pour l'instant, la date néerlandaise unilatérale reste le 27 décembre 1949, date à laquelle le royaume a "transféré" la souveraineté à l'Indonésie. Les excuses de Rutte n'ont rien dit sur des réparations à accorder aux victimes de la violence néerlandaise, ni sur les milliards que l'Indonésie a été contrainte de verser aux Pays-Bas à la fin du conflit. Des universitaires et d'anciens hommes politiques indonésiens se sont interrogés sur ces questions. Si les Pays-Bas veulent vraiment rendre compte de leurs transgressions passées, leurs récits de victimes doivent être pris en compte au même titre que leurs actes de violence. Cela signifie qu'il faut rendre visible l’expérience des Indonésiens lors de la Journée nationale du souvenir du 4 mai, quand les Pays-Bas commémorent toutes les victimes de la longue Seconde Guerre mondiale.

Anne van MourikANNE VAN MOURIK

Anne van Mourik est doctorante à l'Institut Niod d'études sur la guerre, l'holocauste et le génocide et à l'Université d'Amsterdam. Jusqu'en 2020, elle a travaillé comme chercheuse dans le programme "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-50". Avec Peter Romijn, Remco Raben et Maarten van der Bent, elle a travaillé sur la façon dont les politiciens et les administrateurs coloniaux ont traité la violence à grande échelle. Ses recherches actuelles explorent les discours de victimisation et de responsabilité au sujet de la famine en Allemagne pendant et après les deux guerres mondiales.


Roel FrakkingROEL FRAKKING

Roel Frakking est maître de conférences en histoire politique à l'université d'Utrecht. Il est titulaire d'un doctorat du département d'histoire et de civilisation (Institut universitaire européen, Florence). Il est co-coordinateur, co-éditeur et co-auteur du volume à paraître « Revolutionary Worlds : Local Perspectives and Dynamics of the Indonesian Independence War, 1945-1949 », dans le cadre du programme "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-50".

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