Mi-février, la Juridiction spéciale pour la paix de Colombie a annoncé qu'elle ouvrirait bientôt trois nouveaux macro-dossiers. Ceux-ci se concentreront sur l'essentiel des crimes commis par les anciens membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et par les agents de l'État, ainsi que sur la manière dont les minorités ethniques ont été visées pendant le conflit armé.
Avec cette décision, ce tribunal - connu localement sous le nom de JEP et issu de l'accord de paix de 2016 - modifie de façon notoire son approche dans la sélection de ses affaires, passant d'une enquête sur des crimes et des régions géographiques spécifiques à l’objectif plus large d’un éventail des comportements d'acteurs spécifiques.
Mais cette annonce, qui s'explique en partie par la lenteur avec laquelle les sept premiers dossiers ont évolué, a suscité une vague de critiques sans précédent de la part des victimes et des associations de défense des droits de l'homme - d'autant plus que ce pourrait être les dernières enquêtes qu'elle ouvre. Le choix des dossiers ne répond inévitablement pas aux attentes de toutes les victimes – dont beaucoup plaident pour que le crime qui les a affectées soit sélectionné – mais c'est sans doute la première fois que des victimes très diverses remettent en question la méthodologie de la JEP et le sérieux avec lequel ses juges prennent en compte leurs observations.
La JEP change d'avis
Au cours des quatre dernières années, la JEP a travaillé sur sept macro-dossiers. Quatre d'entre eux portent sur des crimes hautement symboliques commis par deux acteurs distincts : les enlèvements et le recrutement forcé d'enfants soldats par les FARC, et les exécutions extrajudiciaires et le massacre de membres de l’Union patriotique, un parti de gauche, par des agents de l'État. Trois autres dossiers portent sur de multiples crimes commis par différents groupes dans trois régions spécifiques du pays.
Le 18 février, la JEP a annoncé sa "ferme décision" d'ouvrir trois nouveaux dossiers. Le premier se concentrera sur d'autres crimes commis par les FARC, notamment les violences sexuelles, les déplacements forcés, les disparitions forcées, l'utilisation de mines terrestres et le siège des villes. Le deuxième portera sur les crimes commis par des fonctionnaires de l'armée, des policiers et d'autres agents de l'État, en mettant l'accent sur les violences sexuelles, la torture, le vol des terres et les massacres, y compris ceux commis en collusion avec des groupes paramilitaires d'extrême droite. Un dernier dossier examinera, lui, les souffrances des autochtones et des Afro-Colombiens, qui représentent ensemble 10 % de la population colombienne et 18 % des victimes enregistrées.
Le tribunal explique qu'il dispose déjà d'une mine d'informations sur le conflit armé, après que son "groupe d'analyse contextuelle" a étudié 458 rapports soumis par des associations de victimes et des organismes publics, et identifié 258 000 infractions pénales. Les juges soutiennent qu'il est logique de se concentrer sur ces autres comportements criminels des FARC et des agents de l'État, maintenant qu'ils ont acquis une compréhension approfondie de chaque acteur au fil du temps et de la géographie.
Ils ont également annoncé une série d'audiences publiques dans six villes afin de recueillir les observations des victimes et des associations de défense des droits de l'homme. La dernière de ces audiences s'est achevée le 11 mars à Bogota.
L’heure tourne
La JEP a, jusqu'à présent, pris soin de ne pas indiquer que son choix signifiait ne pas poursuivre d'autres crimes par la suite. Mais les victimes comme les juges sont conscients que c'est le scénario le plus probable pour ce pays dont le conflit armé a duré 52 ans et fait 9,2 millions de victimes. Car l'heure tourne pour le tribunal, dont la durée de vie de 15 ans comprend une prolongation pour remplir des tâches résiduelles. En théorie, la JEP a jusqu'en 2028 pour présenter des charges contre les principaux responsables de crimes graves et jusqu'en 2033 pour achever les procès.
Juste après avoir dévoilé ses nouveaux dossiers, la JEP a aussi annoncé les dates des audiences publiques au cours desquelles son premier groupe de 17 accusés acceptera les charges retenues contre eux. Entre le 28 mars et le 1er avril, sept anciens commandants des FARC feront officiellement face à leurs victimes et reconnaîtront leur responsabilité dans des milliers d'enlèvements. Trois semaines plus tard, les 21 et 22 avril, dix anciens responsables de l'armée reconnaîtront officiellement leur rôle dans l'assassinat de 247 civils, qu'ils ont ensuite fait passer illégalement pour des rebelles tués au combat, une tragédie connue sous le nom de "faux positifs".
Leur admission permettra à la JEP de prononcer ses premières condamnations depuis son démarrage début 2018. Ces accusés devraient recevoir des peines de 5 à 8 ans dans un cadre non carcéral, à condition que les juges estiment qu'ils répondent à l’exigence de vérité et de réparation des victimes.
Ce calendrier souligne toutefois le temps que prend chaque affaire. Ces deux premières mises en accusation ont été dévoilées après trois ans et demi d'enquête, une année supplémentaire ayant été nécessaire pour recevoir les observations des victimes et une réponse formelle des accusés. Quelques mois s'écouleront encore avant que les juges ne prononcent les peines. Cela signifie qu'il aura fallu au moins cinq ans pour qu'un jugement soit rendu, un délai qui ne tient pas compte du fait que ces deux premiers dossiers ont encore d'autres inculpations en cours contre des commandants régionaux des FARC et des responsables militaires d'autres unités prioritaires.
Une source de préoccupation supplémentaire est que les cinq autres dossiers ouverts en sont encore au stade de l'enquête. En théorie, le dossier régional concernant Nariño, sur la côte Pacifique, et celui portant sur l'élimination de l'Union patriotique, approchent du stade de la mise en accusation, mais aucune annonce officielle n'a été faite.
Les victimes (et les politiciens) se rebiffent
La décision du tribunal d'ouvrir ces nouvelles "affaires parapluie" suscite la frustration des victimes et des organisations de défense des droits de l'homme. Nombre d'entre elles estiment que les six audiences convoquées par la JEP pour discuter des affaires prioritaires étaient sans effet étant donné que les juges avaient déjà pris leur décision sur les futurs dossiers. Et elles sont particulièrement inquiètes de ce qui pourrait être laissé de côté.
"Nous savons qu'une hiérarchisation est nécessaire, mais elle doit être effectuée de manière à ce que les victimes se sentent incluses, même si elles savent que leur affaire ne sera pas poursuivie", déclare Adriana Arboleda, avocate de la Corporation pour la liberté judiciaire, à Medellin. Son ONG a demandé à la JEP d'ouvrir un dossier géographique sur le quartier Comuna 13, dans la deuxième plus grande ville de Colombie, où - selon elle - des agents de l'État dirigés par le général Mario Montoya ont fait disparaître et déplacer des milliers de personnes, de mèche avec les paramilitaires. Elle craint, dit-elle, que "par manque de temps, la JEP ne finisse par sacrifier la sensibilisation et la participation".
En février, 85 groupes de victimes et de défense des droits de l'homme ont écrit une lettre publique demandant à la JEP de reporter les audiences jusqu'à ce que le tribunal puisse répondre à leurs préoccupations quant au fait que le processus de décision "porte atteinte au principe selon lequel les victimes doivent être au centre" des procédures. Certains sont même allés jusqu'à déposer des actions en protection juridique contre le tribunal afin que leurs cas soient pris en compte. À la suite de l'une de ces actions, intentée par une victime anonyme de l'attentat à la voiture piégée perpétré par les FARC en 2003 à l'intérieur du club de rencontres El Nogal de Bogota, la JEP a fixé à mi-avril son annonce définitive sur les affaires.
Même les hommes politiques font pression sur la JEP pour qu'elle ouvre d'autres nouveaux dossiers. Le président Iván Duque, critique virulent du système de justice transitionnelle qui n'a visité le siège de la JEP pour la première fois qu'en novembre dernier, lorsque le secrétaire général des Nations unies António Guterres est venu pour le cinquième anniversaire de l'accord de paix, a demandé au tribunal, dont il a constamment minimisé l'importance, d'enquêter sur les crimes commis contre des soldats et des policiers.
Les femmes exigent un dossier sur la violence sexuelle
Les victimes de violences sexuelles sont celles qui se font sans doute le plus entendre pour réclamer un dossier à part plutôt que d'être incluses dans une enquête plus large. "Le pays a besoin que l'on reconnaisse que cela a eu lieu. Sans un tel dossier, il sera beaucoup plus difficile de comprendre comment les femmes ont été considérées comme un butin de guerre, comment des territoires entiers ont été occupés à travers le corps des femmes", dit Marina Gallego, dirigeante de La voie des femmes pour la paix. Son organisation a soumis à la JEP un rapport détaillant les violences sexuelles dans l'Urabá et en termine un autre dans le Putumayo.
Comme rapporté dans Justice Info, son organisation et d'autres groupes insistent depuis trois ans sur la nécessité d'un dossier détaillant les différentes formes de violence fondée sur le genre, comme le viol, la violence reproductive - qui comprend la contraception forcée, les stérilisations et les avortements - et la violence contre les personnes LGBT.
Ce crime dont on parlait peu est passé au premier plan, dans le sillage de la prise de conscience mondiale suscitée par le mouvement #MeToo. Il est même devenu un sujet de dispute dans la transition colombienne. Au total, 34 592 personnes ont été victimes de violences sexuelles, dont 90% de femmes. Bien que ce chiffre puisse sembler faible par rapport aux 9,2 millions de victimes, le nombre de personnes ayant signalé de tels abus a augmenté beaucoup plus rapidement que pour les autres crimes, au cours des sept dernières années.
D'après deux sources directes, la demande d’un dossier à part a été exprimée lors de chacune des audiences publiques organisées par la JEP sur la hiérarchisation des affaires. Elle figure aussi en bonne place dans les 421 rapports soumis à la JEP pour décrire les crimes : plus d'un tiers - 130 - traitent de la violence sexuelle et sexiste, derrière les homicides, les déplacements forcés, les disparitions forcées et les agressions physiques, mais bien devant des crimes historiquement plus visibles comme les enlèvements ou le recrutement d'enfants, selon une analyse réalisée par le tribunal.
Une justice pour les femmes
Les organisations de défense des droits des femmes partagent les préoccupations des victimes. "Notre accord de paix a été pionnier en incluant la violence sexuelle et une approche basée sur le genre. Cela a créé une énorme attente parmi les victimes, qui croient dans le système de justice transitionnelle et dans la possibilité d'un accès à la justice qu'elles n'ont jamais eu", explique Linda Cabrera de Sisma Mujer, l'une des plus anciennes organisations féministes du pays. Son association, ainsi que quatre autres, ont publiquement appelé la JEP à ouvrir un dossier couvrant toutes les formes de violence liée au genre et ont fait pression, sans succès, sur le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, pour qu'il persuade la JEP de le faire.
L'un de leurs arguments est que le système de justice pénale ordinaire a un lourd passif vis-à-vis des rescapés de violences sexuelles. Sur 634 affaires classées prioritaires par deux décrets de la Cour constitutionnelle, seules 14 - soit 2,2 % - ont donné lieu à une condamnation, selon un rapport de 2016 de 12 ONG juridiques et de défense des droits des femmes. Les niveaux d'impunité dans les affaires d'agression sexuelle classées prioritaires se situent entre 92% et 97%, conclut le rapport.
"Nous ne voyons pas d'approche fondée sur le genre dans la méthodologie de la JEP. Et notre expérience est que, lorsque de graves violations des droits de l'homme font l'objet d'une enquête simultanée, la violence sexuelle risque de devenir invisible ou d’être laissée de côté. On l’a vu dans l'histoire judiciaire colombienne", affirme Cabrera.
Les victimes de mines antipersonnel se sentent également exclues
Les victimes d'autres crimes hautement symboliques font également entendre leur voix dans un pays qui compte l'un des plus grands nombres de personnes déplacées et de victimes de mines antipersonnel au monde.
"La JEP dispose des outils nécessaires pour obliger les responsables à admettre qu'ils ont utilisé des mines antipersonnel, nous dire qui les a enterrées, comment ils ont choisi l'endroit où le faire et comment ils les ont fabriquées", explique Reinel Barbosa, un agriculteur et technicien informatique de 36 ans qui a perdu sa jambe gauche après avoir marché sur une mine en 2007. Depuis lors, il est devenu l'un des leaders les plus actifs d'un des groupes de victimes les moins visibles du pays. Il a fondé le premier réseau national d'associations de victimes de mines et plaide depuis longtemps en faveur des efforts de déminage humanitaire.
Un dossier sur les mines antipersonnel est logique dans un pays qui compte 12 036 victimes directes, sans compter les proches. La responsabilité en incombe en grande partie aux FARC, que la Campagne internationale pour l'interdiction des mines antipersonnel (ICBL) décrit comme "probablement l'utilisateur le plus prolifique de mines antipersonnel parmi les groupes rebelles du monde entier", bien que la guérilla de l'ELN et les paramilitaires d’extrême droite y aient également eu recours. Il s'agit également d'un crime pour lequel le système de justice pénale ordinaire n'a pas beaucoup progressé, la première condamnation de ce type - celle d'un rebelle des FARC - n'ayant eu lieu qu'en 2015. La Campagne colombienne pour l'interdiction des mines antipersonnel, branche nationale de l'ICBL qui a promu son inclusion dans le code pénal, ne dispose d'aucune trace d'une autre condamnation.
Le problème, selon Barbosa, est que la plupart des victimes de mines ne savent pas avec certitude qui les a installées, étant donné que ces engins explosent souvent des années - voire des décennies - après avoir été enterrés. "Dans mon cas, cela fait 14 ans que l'on n'a pas identifié le responsable", dit-il. Mais, grâce aux informations que la JEP a déjà recueillies sur les unités des FARC qui opéraient dans différentes régions et à différentes époques, il pense qu'il serait possible d'identifier les commandants responsables.
Le tribunal envisage d'inclure l'usage des mines antipersonnel dans le macro-dossier des FARC, dans le cadre d'une enquête sur les "moyens et méthodes de guerre", au même titre que le siège des villes et les voitures piégées. Barbosa dit ne pas faire de fixation sur un dossier séparé sur les mines antipersonnel, mais il prévient que la priorité pour les victimes est de voir les auteurs tenus pour responsables d'une tactique de guerre qui visait les civils et qui était souvent liée à d'autres crimes comme les déplacements forcés et la séquestration.
Remettre les victimes au centre des préoccupations
Bien qu'elles comprennent les contraintes de temps de la JEP, les victimes plaident également, en exigeant que les crimes qu'elles ont subis fassent l'objet d'une enquête, pour que le récit soit de nouveau centré sur les victimes, plutôt que sur les auteurs.
"Le langage de la guerre a tendance à rejeter la faute sur les victimes. Les gens parlent d'"accidents de mines", comme s'ils étaient auto-infligés, alors qu'il s'agissait en réalité d'attaques minutieusement planifiées. Nous devons appeler les choses par leur nom et le fait que ceux qui les ont posées le reconnaissent permet d'y parvenir", dit Reinel Barbosa.
Ils font également pression sur la JEP pour qu'elle ouvre un espace de dialogue plus grand avec les victimes sur la hiérarchisation des affaires. Comme le dit Linda Cabrera, "ils doivent au mouvement des femmes une explication claire sur un report ou sur l’éventuelle décision de ne pas ouvrir un dossier, si telle est leur position".