Les hauts gradés militaires d’un côté, les déplacés et réfugiés du Darfour de l’autre : voici les deux catégories de Soudanais qui, ce mardi 5 avril, suivront avec intérêt, sur leur téléphone portable, leur ordinateur ou leur transistor, la première audience du procès d’Ali Abd al-Rahman, dit Ali Kosheib, qui s’ouvre aujourd’hui à La Haye, aux Pays-Bas. Les premiers en craignant que le prévenu, au cours de son procès, ne parle, les seconds en l’espérant. Les premiers seront à coup sûr confortés dans leur refus de coopérer avec la Cour pénale internationale (CPI), les seconds se réjouiront de voir que la justice passe enfin.
Une autre catégorie, restreinte, de citoyens soudanais sera attentive : celle des trois autres accusés de la CPI, arrêtés à Khartoum après la chute d’Omar al-Bachir voici presque trois ans jour pour jour, et toujours emprisonnés dans la prison de Kober, située au nord de la capitale soudanaise, sur la rive Est du Nil Bleu : l’ancien président al-Bachir lui-même, Ahmed Haroun, ancien ministre d’État aux Affaires humanitaires et ancien gouverneur du Sud Kordofan et Abdelrahim Hussein, ancien ministre de la Défense.
Crimes en 2003-2004 au Darfur
Les faits reprochés à Ali Kosheib remontent à près de deux décennies. Mais sa comparution constitue un événement : c’est la première fois qu’un chef de milice est jugé pour des crimes de masse commis au Darfour. C’est le seul aux mains de la justice internationale. Il est arrivé à La Haye en juin 2020 après s’être rendu, volontairement, aux autorités de Centrafrique, pays où il avait fui. « Il craignait d’être assassiné par l’un ou l’autre des services de l’ancien régime, en particulier la police politique, assure un activiste soudanais proche du dossier qui, pour sa propre sécurité, garde l’anonymat. Il a jugé qu’il sera plus en sécurité aux mains de la CPI que libre en Centrafrique ! Il connaît tous les secrets des plus hauts responsables du régime d’al-Bachir sur les crimes commis au Darfour. Qui a enrôlé les miliciens janjawids, qui les a payés, qui a donné les ordres, qui a commis quoi, en particulier parmi les officiers de la police et des Forces de défense populaire. » Cette force paramilitaire, les FDP, a été utilisée par Khartoum au Kordofan méridional et au Darfour pour encadrer les miliciens tribaux, les fameux janjawids (littéralement, les « démons à cheval »).
Ali Kosheib est accusé d’avoir été un des hauts responsables des FDP, le « colonel des colonels » et à ce titre d’avoir encadré des milliers de janjawids qui ont mis à feu et à sang la région de Wadi Salih, dans l’État du Darfour occidental, au début de ce que l’on a appelé la « guerre du Darfour ». Sa fonction officielle, à l’époque des crimes qui lui sont imputés, reste imprécise. Le procureur de la CPI indique toutefois qu’Ali Kosheib aurait coopéré avec de hauts fonctionnaires du gouvernement du Soudan, notamment avec le ministre d'État au ministère de l'Intérieur, Ahmad Muhammad Harun. Il aurait reçu de ce dernier « des armes et de l'argent qu'il a distribués aux milices/Janjaouid », ajoute l’accusation.
Le mandat d’arrêt émis contre lui en février 2007 comportait 51 charges, qui ont été consolidées en 31 chefs de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis entre août 2003 et mars 2004 dans les bourgades de Kodoum, Bindisi, Moukjar et Deleig et leurs environs. Une longue litanie : y figurent l’attaque intentionnelle contre une population civile, le meurtre et la tentative de meurtre, le pillage, la destruction de biens et de bétail, les actes inhumains, l’atteinte à la dignité de la personne, le viol, la torture, le transfert forcé de population, le traitement cruel.
Derrière les qualifications juridiques, des centaines de témoignages, qui racontent des vies brisées, saccagées, des souffrances qui labourent encore la région martyre de l’ouest du Soudan. Plusieurs dizaines de témoins doivent être entendus par la Cour. Les enquêteurs de la CPI, lors d’un de leurs séjours au Darfour, ont notamment recueilli le témoignage de Yagoub Abdallah, habitant aujourd’hui du camp de déplacés de Kalma, à une quinzaine de kilomètres de Nyala, capitale du Darfour méridional. Il préside la Coordination générale des déplacés et réfugiés du Darfour, organisation qui veille sur leurs droits et qui est un des interlocuteurs des agences internationales et des ONG. Yagoub Abdallah est né dans le village de Beregi, à quelques kilomètres au nord de la bourgade de Deleig, dans la région du Wadi Salih. Il appartient à l’ethnie Fur, majoritaire dans cette zone.
Jusqu’en 2003, il mène une vie de paysan sans histoire. « J’étais agriculteur, je cultivais une quinzaine de feddan [6,3 hectares, NDLR], de la canne à sucre, des fèves, raconte Yagoub Abdallah joint par téléphone il y a une semaine. J’étais le président de l’association locale des jeunes. » Il ne fait pas partie de l’Armée de libération du Soudan (ALS), principal groupe rebelle du Darfour, qui combat le gouvernement central et a réussi, dans la première moitié de cette année 2003, à mettre le pied dans plusieurs villages alentours. En août 2003, après l’attaque par l’ALS de postes de police, de hauts responsables viennent en visite depuis Khartoum. Selon un témoignage recueilli en 2004 par Human Rights Watch, Ahmed Haroun, ministre de l’Intérieur, enjoint alors, lors d’un discours, les janjawids et l’armée à « tuer les Fur ». Les premières attaques des villages de Bindisi et de Moukjar et dans leurs alentours commencent en août 2003. Déjà, le rôle de leader d’Ali Kosheib est décrit par des victimes.
« Ali Kosheib en a tué trois de ses mains »
Yagoub Abdallah est témoin et victime d’une attaque lancée par les forces liées à Khartoum en mars 2004. Quelque temps avant, il a dû fuir son village, attaqué par les forces gouvernementales, et se réfugier dans la bourgade la plus proche, Deleig. « Le 5 mars 2004, c’était un vendredi matin, j’étais à la mosquée à Deleig, j’ai vu Ali Kosheib qui rassemblait des hommes arrêtés dans leur maison, dans l’école, dans des lieux publics, à l’est du grand marché, là où il y a l’école et un poste de police, se souvient Yagoub Abdallah. Il y avait des gens des villages de l’est et du sud de Deleig, 125 hommes en tout. Ali Kosheib en a tué trois de ses mains. L’un d’eux, Adam Genef, était l’inspecteur agricole du village d’Arwalah. Il l’a tué lui-même, avec une feuille de boucher. Les autres ont été emmenés. On a eu confirmation le surlendemain qu’ils avaient tous été exécutés. Parmi eux, il y avait les maires de Tonoko, Forgo et Gaba. »
Selon un rapport de la commission d’enquête de l’Onu datée de janvier 2005, la rafle visait surtout les leaders des communautés. Yagoub Abdallah, sa famille et d’autres villageois fuient devant les massacres, qui poussent les habitants à abandonner leurs terres et leurs villages, qui sont repris ensuite par des tribus arabes. Après plusieurs étapes, ils arrivent dans le camp de Kalma, établi en février 2004. Il n’en est pas sorti depuis quinze ans. Trop dangereux.
A la Haye, la défense d’Ali Abd al-Rahman plaidera l’erreur de personne : il n’est pas sûr, dit-elle, qu’un Ali Kosheib ait jamais existé. Et si c’est le cas, ce n’est pas Ali Abd al-Rahman, qui n’a rien à voir. C’est en tout cas ce qu’indique le mémoire de la défense. « Ce n’est pas tenable, affirme l’activiste soudanais qui a aidé les enquêteurs de la CPI au Darfour. Des dizaines de personnes l’ont reconnu. Quel que soit son nom, c’est bien celui qui va être jugé qui a commis tous ces crimes, qui a égorgé, brûlé, tué, battu. Il l’a fait en plein jour devant des centaines de personnes. » D’ailleurs, poursuit-il, Ali Abd al-Rahman, alias Ali Kosheib, était bien connu avant la guerre. « Il avait une maison à Garsila et mon frère le visitait souvent, il n’y avait aucun problème entre nous, reprend Yagoub Abdallah. Il tenait un magasin de produits vétérinaires. Chaque semaine, il venait sur le marché de Deleig les vendre, parfois avec une carriole, parfois en voiture. Il a travaillé comme ça plusieurs années. Plus tard, il a rejoint les FDP, il a pris la tête des janjawid, et là, il est devenu celui qui tue. »
Le procès se tient alors que le Darfour est à nouveau témoin d’exactions nombreuses et violentes, fomentées, selon nombre de témoins, par les janjawids, parmi lesquels des membres de la Force de soutien rapide (RSF), corps paramilitaire dirigé par Mohamed Hamdan Dagalo… numéro 2 de la junte au pouvoir à Khartoum. Chez les déplacés, la satisfaction de voir Ali Kosheib jugé est amoindrie par la crainte de représailles.