Cette affaire ayant le potentiel de discréditer le travail de la Cour, qui enquête actuellement sur plusieurs affaires sur le fond, elle a été traitée en priorité. Les Chambres spécialisées du Kosovo (KSC) fonctionnent selon le droit kosovar mais sont basées aux Pays-Bas, dans le but de protéger les témoins contre les intimidations au Kosovo.
Sur le fond, elle a déjà entamé des affaires de crimes de guerre et un premier procès contre plusieurs membres de haut rang de l'UCK, l'Armée de libération du Kosovo, qui a mené la guerre d'indépendance contre la Serbie, dont l'ancien président Hashim Thaci. L'UCK était la principale force armée de l'ethnie albanaise pendant le conflit de 1999 au Kosovo et ses abus présumés envers les civils font l'objet du mandat des KSC.
Le 18 mai, les anciens président et vice-président de l'Association des anciens combattants de l'UCK, Hysni Gucati et Nasim Haradinaj, ont été reconnus coupables d'obstruction à la justice, d'intimidation et de diffusion non autorisée d'informations confidentielles. Les deux individus - qui étaient déjà en détention provisoire à La Haye - ont été condamnés à quatre ans et demi de prison et à une amende de 100 euros.
Des boîtes dans le couloir
Des boîtes de documents confidentiels des KSC a été déposé anonymement dans le couloir de l'organisation d'anciens combattants, dont le siège se trouve à Pristina, la capitale du Kosovo, le 6 septembre 2020 – selon la description faite par Valeria Bolici, du bureau du procureur spécialisé, dans ses déclarations préliminaires. Les boîtes contenaient des informations confidentielles sur les enquêtes, permettant notamment d’identifier des témoins protégés. Cette fuite a constitué un embarras majeur pour le tribunal, qui a été spécifiquement localisé à La Haye pour prévenir la corruption judiciaire.
Le lendemain, Gucati et Haradinaj ont tenu une conférence de presse au cours de laquelle ils ont "divulgué" les informations et exhorté les médias à rendre compte des détails contenus dans les dossiers. Ils ont tenu d'autres conférences de presse les 16 et 20 septembre, en plus de publier des informations confidentielles sur les médias sociaux et de les partager lors d'interviews avec des journalistes.
"Ces actes ont eu lieu dans un climat d'intimidation des témoins", a déclaré mercredi le président du tribunal, l’Américain Charles L. Smith III, en lisant le verdict. Les deux hommes sont restés sans expression pendant la lecture du jugement à haute voix.
Justice Info a pu préciser que la plupart des documents ayant fait l'objet de la fuite proviendraient de la Special Investigative Task Force (SITF), précurseur des Chambres spécialisées, remontant à 2014. Bien que ces documents soient antérieurs à la création officielle de la KSC, ils contiennent les noms, les lieux - et dans certains cas, les adresses et numéros de téléphone - d'innombrables témoins du Kosovo, de Serbie et d'Albanie.
Envoyés à La Haye
Quelques semaines après leurs conférences de presse, Gucati et Haradinaj ont été arrêtés au siège de leur organisation à Pristina par des policiers de l'Union européenne lourdement armés. Tous deux ont été inculpés par les KSC pour "entrave à l'exercice de fonctions officielles", "intimidation au cours d'une procédure pénale", "représailles" et "violation du secret de la procédure".
La veille du raid sur les bureaux de l'UCK, le tribunal a arrêté un autre suspect, Salih Mustafa. L'ancien commandant militaire de l'UCK est finalement devenu le premier accusé à être jugé devant le tribunal. Pendant la guerre, il supervisait une prison, où, selon les procureurs, les détenus étaient battus et torturés, parfois jusqu'à la mort. Il a plaidé non coupable, qualifiant le tribunal de "bureau de la Gestapo", en septembre 2021.
Au total, le tribunal a inculpé huit personnes, qui sont toutes détenues à la prison de Scheveningen, à La Haye, le même établissement qui détient les personnes jugées par la Cour pénale internationale. L'accusé le plus en vue est l'ancien président Thaci. Il a déclaré à la cour que l'acte d'accusation était "sans fondement" lorsqu'il a plaidé non coupable en novembre 2020.
Le plus proche allié politique de Thaci, Kadri Veseli, ainsi que d'autres dirigeants de l'UCK, dont Rexhep Selimi et l'ancien porte-parole de l'organisation, Jakup Krasniqi, sont également poursuivis par les KSC.
Une légitimité fragile
Gucati et Haradinaj ont fait valoir au cours de leur procès qu'ils n'ont forcé personne à publier les documents et que c'est le tribunal qui est en réalité responsable de la fuite. Les deux hommes n'ont cessé de nier la légitimité du tribunal, allant jusqu'à dire publiquement qu'ils feraient tout pour le discréditer. Dans une interview télévisée avec une chaîne d'information du Kosovo, diffusée par l'accusation pendant le procès, Gucati déclare à son interlocuteur : "J'ai le plaisir de stopper le travail de ce tribunal".
Dans ses déclarations finales, le procureur américain Jack Smith a déclaré à la cour que les hommes ne regrettaient pas ce qu'ils avaient fait. "Les accusés ont clairement exprimé leur intention de désobéir aux ordres des Chambres spécialisées [...] et ont prétendu vouloir porter atteinte au tribunal", a conclu le juge Smith en lisant le verdict.
Les KSC sont contestées au Kosovo. De nombreux Albanais du Kosovo vénèrent l'UCK, qu'ils considèrent comme le groupe qui leur a apporté l'indépendance vis-à-vis de la Serbie. Thaci a comparé ce tribunal à ce qu’aurait été la création d'un tribunal spécial pour les Juifs après la Seconde Guerre mondiale. "Le Kosovo a mené une guerre défensive pour son existence en tant que nation et n'a attaqué personne", a-t-il déclaré dans une interview en 2018.
La fuite n'a pas amélioré la réputation du tribunal dans la région. "La fuite de ces documents, qu'ils soient authentiques ou non, a causé un gros problème pour le travail des chambres spécialisées et de l'accusation", a déclaré Bekim Blakaj, le chef du Humanitarian Law Center Kosovo (HLCK), une ONG de défense des droits de l'homme à Justice Info dans une interview en 2020. "Principalement, cela conduira à une érosion irréparable de la confiance du côté des témoins".
Lors d'une conférence de presse qui a suivi le jugement de mercredi, le président par intérim de l'organisation des vétérans de guerre de l'UCK, Faton Klinaku, a déclaré aux journalistes que le tribunal était selon lui illégitime. "Nous n'avons pas reconnu et ne reconnaîtrons pas ce tribunal. Nous l'empêcherons de fonctionner par tous les moyens possibles car il ne poursuit pas les crimes de guerre mais les Albanais", a-t-il déclaré.
Pour Gucati et Haradinaj, qui sont en détention depuis septembre 2020, le temps passé en détention provisoire sera déduit de leur peine. La décision était une décision de première instance et tous deux peuvent faire appel du jugement.