"La majorité a imposé un récit qui a décidé de privilégier un ton totalisant et univoque, étouffant les différences, la multi-causalité du conflit, de ses acteurs et de ses impacts, ainsi que la pluralité des témoignages", a écrit le commissaire Carlos Ospina dans une lettre au père Francisco de Roux, qui préside la Commission vérité et réconciliation (CVR) de Colombie, chargée de clarifier ce qui s'est passé tout au long des 52 années de conflit armé dans le pays. Ospina, un major à la retraite, a démissionné le 2 mai, deux mois seulement avant la publication du rapport final de la Commission où il a travaillé pendant trois ans et demi.
Son départ a suscité une réaction laconique de la part de la CVR. "Notre réponse sur le fond aux demandes de vérité (...) sera le rapport final", a-t-elle répondu dans un communiqué. Elle a également supprimé le profil d'Ospina de son site web. Dans divers espaces, tant privés que publics, le père de Roux a souligné qu'ils ont entendu toutes les voix de la société colombienne et qu'ils recherchent maintenant la plus grande équité et la plus grande pluralité possibles, tout en identifiant les responsabilités historiques, politiques et éthiques pendant le conflit, pour selon ses mots "ne pas diviser, mais construire ensemble".
Le rapport final de la CVR devrait être publié le 28 juin, une semaine après le second tour de l'élection qui désignera le successeur du président Iván Duque.
"Vérité étriquée sur la guérilla"
Le major Ospina est parti en claquant la porte publiquement, avec des interviews dans deux médias connus pour leur position critique envers le système de justice transitionnelle issu de l'accord de paix de 2016. Dans celles-ci, le militaire a insisté sur deux messages : l'État apparaîtra dans le rapport comme le principal responsable du conflit armé, et un certain nombre de vérités sur le rôle des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) seront absentes.
"La plus grande responsabilité que le rapport présentera concerne l'État, ses institutions, les forces publiques et les hommes d'affaires. On en verra très peu sur les autres acteurs du conflit, sur la guérilla", a-t-il déclaré. Cela signifie, selon lui, qu'il ne s'agira pas d'une "vérité complète", mais d'une vérité "étriquée".
Sa démission est intervenue en pleine élection présidentielle, mais depuis plus d'un an, les tensions entre lui et les dix autres commissaires - qui prennent leurs décisions de manière collégiale - avec lesquels il était rarement d'accord, étaient publiques. En outre, le major - qui a passé 21 ans dans l'armée et fait partie d'une association de victimes militaires - avait décidé de ne rédiger aucun des 10 chapitres du rapport, choisissant plutôt de communiquer 11 documents de son cru, à intégrer au rapport.
Dans ces textes, tels qu'ils nous ont été décrits par trois personnes qui les ont lus et ont trouvé ses questions valables mais ses recherches médiocres, Ospina développe certaines des théories qu'il estime que la Commission n'a pas prises au sérieux. D'une part, la combinaison des formes de lutte par les guérillas marxistes comme les FARC, qui ont utilisé des méthodes légales et illégales dans leur tentative de prise de pouvoir. D'autre part, il s'est intéressé à l'ingérence présumée en Colombie, depuis les années 1920, de puissances de gauche comme l'Union soviétique, la Chine, Cuba et même l'Albanie d'Enver Hoxha, dont les influences sont, selon lui, fondamentales pour comprendre les actions des guérillas.
Un militaire à la table des négociations
Bien qu'Ospina ait moins d'expérience de la recherche que ses collègues, sa présence au sein de la CVR était symbolique. Elle s'inscrivait dans le cadre d'une décennie d'efforts conscients de l'État colombien pour inclure des chefs militaires et policiers respectés dans les négociations de paix et, plus récemment, dans la transition. C'est la leçon tirée de l'échec des précédents pourparlers de paix : les militaires doivent participer à toute solution négociée afin de ne pas devenir des obstacles.
Lors des pourparlers avec les FARC qui ont abouti à l'accord de paix, deux des six négociateurs gouvernementaux initiaux étaient des généraux à la retraite : Jorge Enrique Mora avait été commandant des forces armées et Óscar Naranjo, directeur de la police nationale. Le président Juan Manuel Santos a inclus deux autres généraux, Fredy Padilla et Eduardo Herrera Berbel, dans les négociations ratées avec la guérilla de l'ELN, toujours active. Ce modèle a été imité dans le système de justice transitionnelle, où Ospina a été élu à la CVR et Camilo Suárez, un homme issu du système de justice pénale militaire, comme magistrat du tribunal spécial de paix.
Bien que six personnes travaillant au sein de la CVR ou ayant suivi de près ses travaux s'accordent à dire que le départ d'Ospina était inévitable, plusieurs craignent qu'il finisse par ternir deux années d'efforts de sensibilisation auprès des militaires et des policiers, qui ont permis d'obtenir des espaces de dialogue avec les membres des forces de sécurité - et en tout cas beaucoup plus qu'avec d'autres secteurs sceptiques comme celui des affaires. Au total, depuis 2019, la Commission a mené 14 360 entretiens avec 27 931 personnes, dont 145 avec des membres des forces de sécurité, selon l'institution. Durant cette période, elle a reçu 158 rapports d'institutions militaires, de militaires retraités et d'organisations de victimes.
Cet consolidation de la confiance a été réalisé, comme le raconte Justice Info, après un processus d'un an qui comprenait des conversations privées facilitées par la CVR avec des militaires ayant joué un rôle actif dans les transitions au Chili, au Nigeria et en Gambie. "Même 5 % [des militaires ayant commis des crimes], comme vous le dites, vous empêcheront de participer ?" avait notamment déclaré le général Javier Urbina, ancien membre de la Commission de la vérité du Chili, à ses collègues colombiens.
Après le départ d'Ospina, les questions des militaires et des policiers ont refait surface pour savoir si leurs voix seront intégrées au rapport. "L'intention d'écouter les victimes des forces de sécurité recherchait davantage une validation qu'un véritable exercice de recherche de la vérité", ont déclaré 50 associations d'anciens combattants dans une lettre jeudi dernier.
Les critiques d’Uribe relancées
Un deuxième épisode est venu renforcer cette crainte. Il y a une semaine, le 10 mai, en pleine audience publique de la CVR sur les ‘faux positifs’ à Soacha, dont Justice Info a fait le récit ce lundi, le commissaire Alejandro Valencia a déclaré que ces exécutions extrajudiciaires étaient "des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis dans le cadre d'une politique gouvernementale".
Ses propos ont provoqué plusieurs séismes simultanés. L'ancien président Alvaro Uribe, dont le mandat a coïncidé avec le pic de ces homicides ainsi qu'avec leur déclin après 2008, a annoncé des poursuites pénales contre le commissaire pour ces "déclarations calomnieuses contre le gouvernement que j'ai présidé", citant la démission du commandant Ospina comme preuve du parti pris de gauche de la CVR, dans un nouveau chapitre de sa relation orageuse avec une Commission qu'il avait accueillie chez lui il y a un an pour une interview controversée.
Uribe a accusé Valencia de chercher à favoriser politiquement le candidat de l'opposition Gustavo Petro, au milieu d'une élection dans laquelle le parti de l'ancien président porte le poids d'un gouvernement devenu impopulaire. Bien que la prolongation de neuf mois accordée par la Cour constitutionnelle à la CVR l'année dernière visait à l'empêcher de devenir un punching-ball électoral, cet épisode a mis à mal cette promesse.
Divulgation des conclusions avant la publication du rapport
Mais ce qui a peut-être provoqué le plus d'indignation, c'est que Valencia a présenté son discours explosif, sans consulter les autres commissaires, comme un aperçu du rapport final. Justice Info a appris que, pour certains commissaires, il avait enfreint l'esprit de leur accord interne selon lequel il fallait attendre la fin des élections pour aborder les questions sensibles.
Une autre commissaire, l'avocate féministe Alejandra Miller, a pris la défense de Valencia, affirmant que son discours était "le résultat d'un processus d'enquête rigoureux de la CVR". Bien que, à ce jour, la Commission n'ait pas présenté ses conclusions à ce sujet au peuple colombien.
Même la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), le bras judiciaire de la justice transitionnelle qui dispose d'un macro-cas centré sur ces crimes et qui a établi un décompte de 6 402 victimes entre 2002 et 2008, n'est pas allée aussi loin en qualifiant les faux positifs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Dans ses deux premiers actes d'accusation, elle a accusé 25 officiers militaires ayant un commandement régional de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, pour avoir fait partie d'"organisations criminelles intégrées à des unités militaires". Mais le tribunal - qui traite des responsabilités pénales et individuelles, par opposition à la Commission qui traite des responsabilités collectives - a été très prudent quant aux termes qu'il utilise pour décrire le phénomène criminel. Dans leurs décisions, les juges parlent d'une "politique de comptage des corps" et d'une "politique d'incitation explicite", mais jamais de politiques étatiques ou gouvernementales.
Les attentes de la société
Une autre préoccupation se fait jour : que dira le rapport final sur les crimes commis par les FARC ?
La Commission a été créée à la suite d’un accord de paix avec ce groupe de guérilla et l'un de ses effets est que ses anciens commandants et membres de la base se sont manifestés pour parler, tout comme des milliers de ses victimes. Dans le modèle innovant de justice transitionnelle de la Colombie, les FARC ne bénéficieront de sanctions plus clémentes que si elles remplissent trois conditions : assumer leur responsabilité, dédommager leurs victimes et dire la vérité.
Le tribunal a fait des progrès significatifs dans l'une de ses deux affaires contre les FARC, établissant que 21 396 personnes ont été enlevées par la guérilla pendant deux décennies et inculpant sept de ses anciens dirigeants de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Après avoir accepté les charges par écrit, ils le feront en public et affronteront leurs victimes la semaine prochaine à Bogota.
Une partie importante de la société colombienne s'attend donc à ce que la vérité sur les crimes commis par la guérilla pèse dans le rapport de la CVR.
L'une des réalisations les plus remarquables de la CVR, l'exposition muséale "Traces des disparitions", présente des reconstitutions médico-légales de trois épisodes du conflit armé au moyen de modèles, de cartes et de vidéos en 3D. L'exposition tourne autour de la reprise violente par l'armée du Palais de justice dans le centre de Bogota en 1985, après une prise d'otage par l'ancienne guérilla du M-19. Dans la réponse disproportionnée de l'État, les militaires se sont rendus responsables du meurtre et de la disparition forcée de dizaines de personnes, dont plusieurs juges de la Cour suprême. Parallèlement à cet épisode, l'exposition - dirigée par le commissaire Valencia - documente la dépossession des terres par les paramilitaires dans le golfe bananier d'Urabá et, de manière plus marginale, la façon dont les acteurs armés, notamment les FARC, ont transformé le territoire amazonien des Nukak en un théâtre de guerre.
"Bien qu'elle ait été très bien conçue, rien de semblable n'a été pensé concernant les FARC et cela soulève des questions", a déclaré à Justice Info une personne qui a travaillé avec la CVR. Selon lui, l'exposition aurait été plus solide si elle avait également inclus un épisode où la responsabilité des FARC est clairement établie, comme la prise de la ville de Mitú en 1998 ou l'attentat à la voiture piégée dans le club El Nogal de Bogota en 2003.
Un rapport labyrinthe
Bien que ces épisodes aient suscité des alarmes au sein de la CVR, les réponses ne seront connues que lorsque le rapport final sera dévoilé.
Selon trois personnes ayant des connaissances de première main, chacun des dix chapitres du rapport compte entre 400 et 600 pages, certains dépassant les 1.000 pages. Cela signifie que l'ensemble du rapport dépassera facilement les 5.000 pages. Conscients de la longueur du document, les commissaires ont décidé, il y a quelques semaines, d'ajouter un chapitre supplémentaire intitulé "Constatations et recommandations", qui portera sur une douzaine de faits marquants du conflit et sera assorti de suggestions de la CVR à la société colombienne sur la manière de ne pas répéter une tragédie humanitaire qui a déjà fait 9,2 millions de victimes. C'est le texte qu'ils espèrent que la plupart des citoyens liront, même s'ils devront parvenir à un consensus sur ce texte mot par mot.
Ce sera une tâche herculéenne, dans un groupe de commissaires aux origines et aux perspectives diverses, où coexistent deux récits concurrents. Comme le dit une personne qui a suivi leurs travaux, "il y a une partie d’entre eux qui pense que le rapport doit être nuancé et capable de fournir une vérité au potentiel réconciliateur, tandis qu'une autre estime que leur tâche est un rapport sortant des vérités retentissantes et choquantes qui, ils l’espèrent, ébranleront les fondations du pays et provoqueront des changements".
"Des signaux d’alarme sont venus de nombreux horizons et cela a fait mouche. Le risque [d'angles morts] est là, mais le souci [de les corriger] l'est tout autant", déclare une personne qui a eu des contacts avec la CVR ces derniers mois, soulignant que plusieurs commissaires ont souligné l'importance de rechercher une plus grande exhaustivité et un meilleur équilibre. Dans un mois, les Colombiens sauront si ces avertissements ont été entendus.