Après cinq mois de silence, les autorités gambiennes ont publié, mercredi 25 mai, un document de synthèse expliquant comment il compte mettre en œuvre les recommandations de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, et "notamment de poursuivre l'ex-président Yahya Jammeh, pour une myriade de crimes commis entre 1994 et 2017", ainsi que plusieurs autres hauts responsables pour les meurtres de dizaines de citoyens au cours de ses 22 ans de règne.
Jammeh, qui vit en exil en Guinée équatoriale depuis janvier 2017, a dirigé ce petit pays d'Afrique de l'Ouest d'une main de fer, utilisant notamment un commando paramilitaire, les "junglers", qui ont fait disparaître au moins 103 personnes, selon le rapport de la Commission vérité publié l'an dernier à la veille de Noël. Celle-ci avait dénombré au moins 232 personnes assassinées par des agents de l'État entre juillet 1994 et décembre 2016 - la période précise de son mandat.
"Le gouvernement accepte toutes les recommandations de la TRRC en ce qui concerne les poursuites, notamment celle de l'ex-président", annonce le Livre blanc du gouvernement.
Selon ce document, les crimes attribués à Jammeh comprennent, a minima, 19 cas d'exécutions par des junglers. Ces crimes comprennent l'exécution de 12 soldats, les meurtres de l'ancien ministre des Finances Ousman Koro Ceesay, d'au moins 17 usagers de la route, de 15 étudiants, du journaliste Deyda Hydara, de 67 migrants ouest-africains, de 27 autres personnes exécutées au hasard, 41 décès causés par son programme présidentiel de traitement alternatif du Sida et 41 décès dus à la chasse aux sorcières.
Plusieurs accusations de torture ont été approuvées par le gouvernement, comme pouvant être portées contre Jammeh. Il devrait, enfin, répondre d’au moins deux affaires de viol.
"Les crimes dont Yahya Jammeh est accusé, notamment les meurtres, la torture, les viols et les détentions arbitraires à grande échelle, constituent clairement des crimes contre l'humanité", a déclaré Reed Brody de la Commission internationale des juristes. Brody, qui a contribué à traduire en justice l'ex-dictateur tchadien Hissène Habré, a travaillé avec les victimes de Jammeh pour les aider à mobiliser des soutiens afin de le traduire en justice.
Création d’un pôle judiciaire spécialisé
Le Livre blanc de 178 pages du gouvernement ne précise pas comment, quand et où ces poursuites doivent avoir lieu. "Le gouvernement a l'intention de créer un pôle judiciaire spécialisé au sein de notre système judiciaire national pour poursuivre les auteurs d'abus et de violations des droits humains", indique le document. "Le tribunal [spécial] sera basé en Gambie, avec la possibilité de tenir des audiences dans d'autres pays en fonction des particularités de chaque affaire." Sur la base de ce modèle, Jammeh pourrait être poursuivi au Ghana, au Sénégal ou au Nigeria par exemple, pour le meurtre de leurs citoyens en 2005.
Les poursuites seront confiées à un procureur spécial relevant du ministère de la Justice. Et "le bureau du procureur spécial sera aidé par une unité d'enquête spéciale relevant du ministère de la Justice", a déclaré le gouvernement. Le bureau disposera d'experts locaux et internationaux pour mener ses enquêtes et ses poursuites, a-t-il précisé. Enfin, le gouvernement a promis plusieurs amendements législatifs, notamment la promulgation d’une nouvelle loi sur la torture.
Certains crimes de l'ère Jammeh ont déjà été jugés. Ainsi, Yankuba Touray a été condamné en Gambie pour le meurtre en juin 1995 de l'ancien ministre des Finances Ousman Koro Ceesay. Sept hauts responsables de l'Agence nationale de renseignement sont jugés en Gambie pour le meurtre d'Ebrima Solo Sandeng en avril 2016.
A l’étranger, Bai Lowe, un ancien jungler, est actuellement accusé de crimes contre l'humanité en Allemagne pour son implication dans le meurtre du journaliste Deyda Hydara en décembre 2004. Deux autres dossiers judiciaires sont ouverts contre Ousman Sonko, le ministre de l'Intérieur le plus ancien de Jammeh en Suisse, et Michael Sang, un jungler actuellement détenu aux États-Unis.
Amnistie confirmée pour trois personnes
La Commission vérité avait formulé 265 recommandations. Le gouvernement n'en a formellement rejeté que deux : la demande d'amnistie de Sanna Sabally, l'ancien vice-président de la junte militaire ; et la qualification de "juges mercenaires" par la TRRC des juges ayant aidé Jammeh à violer les droits des citoyens.
Le gouvernement n’a accepté que trois des recommandations d'amnistie de la TRRC, concernant deux jeunes soldats impliqués dans les exécutions du 11 novembre 1994, Baboucarr Mboob et Zakaria Darboe ; et un soldat impliqué dans la torture de détenus politiques en 1995, le major Bubacarr Bah. Le gouvernement a par ailleurs accepté d'accorder l'immunité à Alagie Kanyi en raison de sa volonté de témoigner dans l'affaire de l’assassinat d'Ousman Koro Ceesay et dans celle d’une exécution de soldats. Jeune soldat, il avait participé aux deux exécutions et a été à ce titre un témoin vedette de l'État dans le procès pour meurtre de Touray.
Les décisions du gouvernement suscitent aussi des controverses. Il a ainsi refusé de sanctionner l'actuel chef de l'Agence nationale de renseignement, pour falsification de preuves. Le ministre de la Justice, Jallow, a justifié cette décision par le fait que l'accusation de falsification de preuves portée par Ousman Sowe remonte à mai 2017, soit à une date ultérieure à la période du mandat de la Commission. Cependant, les critiques soutiennent que sa conduite a violé la loi sur la TRRC.
Une deuxième position controversée a été le refus du gouvernement de pénaliser Yankuba Sonko, qui était jusqu'à une période récente ministre de l'Intérieur, pour son implication dans la dissimulation des assassinats de migrants ouest-africains. La Commission avait été recommandé de bannir Sonko de toute fonction officielle pendant 10 ans, ce que le gouvernement a refusé de faire.
Enfin, le Livre blanc du gouvernement suggère qu'il serait possible d'accorder une amnistie à certains junglers, en fonction de leur collaboration aux poursuites judiciaires.
Ainsi, la Commission avait recommandé le rejet de la demande d'amnistie de Malick Jatta "sur la base du fait que, bien qu'il ait fait une déclaration complète, montré des remords et aidé la Commission dans son enquête, ses actes constituent des crimes contre l'humanité". Mais la Commission avait également proposé "que l'État puisse lui accorder l'immunité s'il souhaite l'utiliser comme témoin." Concernant ce cas, le gouvernement a déclaré qu'il "évaluera l'utilité du lieutenant Jatta en tant que témoin conformément à sa stratégie d'accusation".
Des accords d'immunité similaires sont en cours d'évaluation pour les junglers Omar Jallow et Pa Ousman Sanneh.
Jammeh au banc des accusés ?
D’après les engagements pris par le gouvernement, Jammeh ne serait pas le seule à devoir comparaître dans le box des accusés. Tous ses complices au sein de l'armée et anciens hauts responsables liés à des violations des droits, y compris l'ancienne vice-présidente Isatou Njie Saidy, doivent dorénavant être poursuivis pour des violations passées des droits.
Fatou Barrow est la fille, aujourd’hui âgée de 22 ans, d'Omar Barrow, un volontaire de la Croix-Rouge gambienne tué le 10 avril 2000. Fatou avait cinq mois lorsqu'il a été assassiné. "J'ai entendu des histoires sur le fait qu'il était un homme bon et ambitieux... J'ai entendu dire qu'il était toujours prêt à aider les gens", s’est souvenue Fatou, interrogée par Justice Info après la remise du Livre blanc. "Vous pouvez imaginer la douleur dans le cœur de ma mère, qui n'avait que 22 ans et était veuve avec un bébé de 5 mois. Ce n'est pas facile. Jammeh et les autres doivent faire face à la justice", a-t-elle ajouté.
Quand, comment et où, cela reste à définir. Mais hier, Fatou a été heureuse d'apprendre que le gouvernement gambien avait entrepris de traduire en justice Jammeh, l'ex-vice-présidente Isatou Njie Saidy, l'ex-ministre de l'Intérieur Ousman Badgie et l'ex-chef d'état-major de la Défense Babucarr Jatta.
Aujourd'hui, l'ex-président vit sous la protection d'un autre leader autoritaire, en Guinée équatoriale. Aucun mandat international n'a été émis. Aucune demande d'extradition n'a été faite. Le gouvernement n’a pas indiqué si Jammeh serait plutôt poursuivi dans le pays ou ailleurs dans la sous-région.
"Le gouvernement peut faire en sorte qu'il soit très difficile pour la Guinée équatoriale de résister à une demande d'extradition de Jammeh, en s'assurant le soutien de la CEDEAO et de toute la région, en particulier de pays comme le Ghana, le Nigeria, le Sénégal, le Togo, le Liberia, la Sierra Leone et la Côte d'Ivoire, dont les migrants auraient été assassinés sous les ordres de Jammeh", a déclaré Brody. "Une demande émanant d'un tribunal soutenu par la CEDEAO ou même par l'Union africaine serait très difficile à refuser. Mais l'impulsion, l'initiative, doit venir du gouvernement gambien", a-t-il souligné.