La justice transitionnelle, en réparant les régions victimes, combine des références aux droits de l’homme à une vision de développement économique.
Le 16 juin 2015, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDS) et Avocats sans frontières (AFS) soumettaient à l’Instance vérité et dignité (IVD) le dossier de « Kasserine région victime ». Un dossier inédit en matière de justice transitionnelle mais qui répond à l’esprit de l’article 10 de la loi tunisienne relative à la JT, étendant la notion de victimes à des zones géographiques « ayant subi une marginalisation ou une exclusion organisée ». C’est sur cette base que 30 dossiers liés aux régions victimes ont été déposés à la commission vérité afin de réclamer la vérité sur le processus qui a mené à leur marginalisation.
Mais comment identifier les violations économiques à l’échelle d’un large espace géographique ? Comment mettre en place des réparations adaptées à la situation particulière de ces quartiers, ces villes et villages de la marge? Selon quels critères l’IVD qui est tenue de présenter au gouvernement à la fin de son mandat un programme de réparations va-t-elle proposer des compensations morales et financières aux régions oubliées de la Tunisie ?
Ces interrogations ont été posées lors d’une récente table ronde organisée à Tunis par le Centre International pour la justice transitionnelle (ICTJ), le Forum tunisien des droits économiques et sociaux et Avocats sans frontières. Son objectif : faciliter la tâche de l’IVD et assurer un processus participatif des acteurs concernés par ce dossier.
Inégalités régionales persistantes
Plus que jamais les régions victimes de la pauvreté, du chômage, du népotisme, du clientélisme et de la corruption, qui se sont soulevées pendant la révolution du 14 janvier 2011 restent au cœur de l’actualité, près de six ans après la fuite de l’ex président Ben Ali. Traversées d’une manière cyclique par de violents mouvements sociaux, leurs populations clament haut et fort dans les médias que les raisons profondes qui ont provoqué leur colère et leur soulèvement n’ont pas été en vérité satisfaites. Le système, qui privait des populations connues pour leur dissidence par rapport au pouvoir des présidents Bourguiba et Ben Ali de services et d’infrastructures de base, continue à maintenir les inégalités régionales et à nourrir la suspicion à l’égard du pouvoir central. A Kasserine, Dhehiba, Ben Guerdane, Sidi Bouzid, Ain Draham, Thala les discriminations et désavantages quant à l’accès à des droits tels que la santé, l’éducation et l’emploi se sont aggravés. Les indices de développement humain y sont les plus bas de la République. On y enregistre également de faibles taux de desserte en eau potable et au branchement des ménages aux réseaux d’assainissement.
« La justice transitionnelle prépare l’avenir. Elle pourrait être un moyen pour résoudre les conflits qui ont amené à la révolution et qui continuent à mettre en péril la stabilité du pays », a déclaré à l’ouverture de la table ronde Sihem Bensedrine, la présidente de l’IVD.
De son côté, Antonio Manganella, directeur du bureau d’ASF en Tunisie, est persuadé que cette justice réparatrice pourrait établir la rupture souhaitée avec le passé et pousser les autorités à activer les plans de développement formulés ces dernières années et inspirés des vraies potentialités des régions, qui à défaut d’une volonté de changement des schémas anciens, croupissent dans les tiroirs de l’administration publique.
Assainir le passé, apaiser le présent
Selon son mandat, l’Instance Vérité et Dignité détient plusieurs prérogatives pour assainir le passé et apaiser le présent des régions victimes. Tout d’abord, en révélant la vérité sur ce système et sur les raisons de sa pérennité. Un moyen de préserver la mémoire des violations afin de garantir leur non retour. Ensuite, en identifiant les responsabilités individuelles et collectives qui ont entrainé la marginalisation. Puis, en présentant une vision de ce que doivent être les réparations. Enfin, en assainissant les institutions, tout en disposant de la possibilité de recourir aux chambres spécialisées afin de sanctionner ceux qui ont abusé de leur pouvoir.
« On ne peut plus continuer aujourd’hui à confier à des personnes fortement soupçonnées, du temps de l’ancien régime, de crimes de corruption des postes de responsabilité dans l’administration tunisienne», soutient Antonio Manganella.
Pour Ruben Carranza, directeur des réparations au Centre International pour la justice transitionnelle, si les concepts de « marginalisation » et de « région victime » peuvent donner lieu à des interprétations idéologiques les soumettre à la JT les imprègnent d’une dimension en rapport avec les droits de l’homme combinées à une vision humaniste du développement.
Mais comment réparer des régions, des villages, des quartiers, des communautés ?
Ruben Carranza cite pour répondre à cette question des cas puisés dans les expériences comparées d’autres pays du monde : « En Colombie, des partis politiques dont les membres ont été portés disparus, ont été torturés ou assassinés ont reçu des excuses publiques de la part de l’Etat, qui a fourni à plusieurs de ces formations une aide judiciaire pour faire la lumière sur ces cas de violations extrêmes. En 2013, Londres accepte d'indemniser plusieurs milliers de vétérans Mau Mau, victimes de la répression britannique au Kenya pendant l'insurrection, qui s’est déroulée entre 1952 et 1960 et d’ériger un mémorial aux combattants Mau Mau. Au Maroc, la commission vérité a identifié onze régions dans le pays victimes de négligence pour cause de leur opposition à l’ancien roi. Ces régions jouissent aujourd’hui d’une discrimination positive en matière d’infrastructures sociales ».
L’expert de l’ICTJ ajoute : « Chaque contexte dicte ses besoins et le type de réparations à mettre en place. Nous attendons de la Tunisie des solutions inédites à adresser aux régions victimes ».
Ces réponses innovantes émergeront peut-être de la consultation nationale sur les réparations que compte lancer l’Instance Vérité et Dignité à la fin du mois d’octobre prochain.